« Le journaliste-procureur, ou la tentation de la présomption de culpabilité » (2/4)

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Dans cet article, Muriel Berg réagit à l’interview accordée par Burkina24 à Touwendenda Zongo sur la problématique de la réaction de la Justice par rapport aux articles de presse qui révèlent des cas présumés ou avérés d’investigation. Dans le document subdivisé en quatre parties dont Burkina24 publie aujourd’hui la deuxième partie, il pose le débat. Lisez donc.

II – La justice, cette « tueuse » potentielle de contribuables

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Pour les faits de corruption et (rares) de fraude qu’elle met à la Une de ses titres, la presse d’investigation attend une pénalisation systématique de la part des autorités de justice, alors que ce n’est absolument pas le réflexe premier des organes de répression intéressés.

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Pour les délits de droit commun ordinaires, même si la justice récupère la vache volée et rend celle-ci à son propriétaire, le ministère public va poursuivre le voleur, et de manière inflexible puisque l’intention de voler est consubstantielle à cette espèce de délinquance. En matière de corruption et de fraude, ce qui intéresse d’abord les autorités de répression, c’est la vache volée, autrement dit, récupérer l’argent et les droits dus au Trésor public, avec d’éventuelles pénalités de retard. Au premier chef, ce sont toutes des institutions de recouvrement qui redirigent des fonds égarés vers les caisses de l’État. Là où la presse attend des sanctions personnelles, l’État cherche d’abord son argent.

Le fisc n’est pas un « tueur » de contribuables

À la manière d’un huissier, l’État et ses services de répression jouent la carte du pragmatisme, en évinçant la question morale, quitte à ce que toute la sanction soit au final confondue dans le recouvrement même partiel des sommes soustraites par le contribuable indélicat. En droit commun du vol, le fait de rendre le produit du vol peut être acté comme une circonstance atténuante ; en droit commun de la fraude, le fait de rendre, souvent en partie seulement, le produit du vol devient une circonstance absolutoire de toute sanction personnelle, version juridiquement acceptable du pardon pratiqué en famille (1). Le paiement vaut toute la sanction, ce qui a l’avantage de décharger les tribunaux d’affaires socialement délicates. Comme dans toutes les matières civiles, ces institutions préfèrent rester dans le cadre d’une réparation financière, quitte à donner artificiellement un caractère punitif aux amendes, pénalités ou astreintes, en se rattrapant par une rapide évaluation de la gravité de la faute fiscale et du degré réel d’intention de frauder.

Le plus souvent, les institutions de répression ont affaire à des entités économiques, ou à des services de l’État, dont elles ont pour obligation de préserver la capacité financière ou la capacité de fonctionnement. Il serait suicidaire pour la direction générale des Impôts de pousser la récupération de la fraude au-delà de la limite de survie économique et sociale d’un contribuable indélicat (qui le sait et qui, s’il est intelligent ou son comptable, a organisé sa fraude de sorte que cette limite soit très rapidement atteinte pour préserver les capitaux soustraits à l’impôt). Le fisc n’est jamais là pour « tuer » le contribuable, mais pour lui permettre de contribuer dans la durée aux recettes de l’État en le remettant en phase avec la loi fiscale. C’est par cette touche subtile de pédagogie répressive que le fisc pousse vers le haut, doucement, d’année en année et sans casse économique, le curseur de la pression fiscale, mais souvent de façon injuste aux yeux des contribuables en règle, ou plus en avance sur l’application de la loi fiscale. Tout est d’abord question de mesure.

Voilà la contradiction majeure entre l’exigence de pénalisation des faits de fraude et de corruption que réclament les lanceurs d’alerte que sont la presse et les acteurs de la société civile et la mission de recouvrement qui est le noyau dur des services de répression. Pénaliser, c’est de facto transformer la justice en une « tueuse » potentielle de contribuables ou d’agents économiques, qui une fois en prison coûteront plus qu’ils ne rapporteront, nonobstant les tourments de conscience pour le juge d’avoir eu à placer en détention une sorte de frère en société. Ce risque est si lourd de conséquences, en particulier pour la cohésion sociale, que l’État préfère jouer le réalisme économique contre l’idéalisme citoyen en laissant la marge de manœuvre la plus grande au recouvrement pur et simple. Alors que la presse guette la sortie du dossier au prétoire, celui-ci est discrètement traité au Trésor public sous la forme d’une transaction financière, qui éteint quasiment de droit toute procédure judiciaire, sauf dans le cas où le contribuable indélicat s’avise de ne pas honorer ses engagements solennels.

La presse en état de frustration permanent

Tout au long de ce processus, la justice a servi de bâton, et la presse d’investigation à l’origine de la révélation, d’agent non rémunéré pour les sommes que l’État a récupérées grâce à son concours bénévole, ce qui peut susciter une certaine amertume de sa part. Peut-on dire que l’alerte n’a servi à rien ? Non, puisque l’État a récupéré tout ou partie de l’argent et des biens qu’un citoyen ou un agent indélicats avait subtilisé de manière frauduleuse.

Cependant, du point de vue de la presse d’investigation et de son combat pour la moralisation de la vie publique, l’absence de volet judiciaire est vécue comme un échec, dans la mesure où le dossier ayant été traité en catimini, il n’est pas possible d’en rendre compte devant l’opinion publique et ce faisant de valoriser le travail initial d’investigation. Sans la justice et sa visibilité pénale, la presse d’investigation est condamnée à rester dans l’ombre en donnant le sentiment qu’elle se battrait contre des moulins à vent.

Ce sentiment d’inutilité, voire l’agacement perceptible dans les propos de Touwendenda Zongo, tient beaucoup au fait que la presse d’investigation a été évincée, et avec elle le grand public, du règlement d’un dossier qui n’aurait pas existé sans elle, auquel elle a consacré des ressources de fonctionnement, pris des risques humains, et dont l’État n’aurait rien retiré sans elle. Il est peut-être opportun ici de prévenir cette frustration légitime, préjudiciable autant à la presse qu’à l’État et à sa justice dont la réputation de laxisme ne cesse de grossir dangereusement dans l’opinion publique, en ne limitant pas le rôle de la presse d’investigation à celui de simple lanceur d’alerte laissé pour compte.

Au demeurant, dans certains pays, et pour autant que le signalement soit fait dans l’intérêt général, le citoyen qui apporte une affaire de fraude fiscale ou douanière et permet à l’État de recouvrer son argent est intéressé à ce recouvrement, comme les agents de l’État pour des pourcentages qui font bien des envieux. Il est vrai que dans le cas de la presse, c’est à double tranchant puisque, d’une part il en résulterait une suspicion légitime de conflit d’intérêts aux yeux de l’opinion et des lecteurs, qui pourraient y voir de vulgaires chasseurs de primes ; mais d’autre part, cela augmenterait fortement les capacités d’investigation de la presse et donc le nombre d’affaires débouchant sur des transactions, ce qui pourrait jeter le trouble autant dans les services de l’État que dans le monde des affaires. C’est un débat qui mérite d’être posé, notamment à propos du modèle économique de la presse d’investigation, à l’aune de la déontologie des journalistes, de la liberté de la presse et des exigences nouvelles de la conscience citoyenne, mais aussi du soutien dont l’État a besoin pour augmenter ses recettes ou juguler l’hémorragie de ses ressources par corruption ou détournement de fonds publics.

Le symptôme du malaise que suscite cette question de la pénalisation, c’est que pour désigner les actes de corruption et de fraude personne n’ose employer le mot « vol », que l’on remplace opportunément par celui de corruption, détournement ou fraude, sans même faire remarquer, par exemple, que la fraude fiscale n’existe pas à proprement parler (sans doute parce que aux yeux du législateur, la fraude fiscale n’est qu’une espèce de vol). Pourtant, selon l’article 449 du Code pénal, « est coupable de vol, quiconque soustrait frauduleusement une chose appartenant à autrui ». Le citoyen qui a soustrait frauduleusement un poulet, propriété privée d’un autre citoyen, et le citoyen ayant soustrait frauduleusement une taxe comme la TVA, propriété collective de tous les citoyens consolidés par l’État, sont respectivement un fraudeur de poulet et un fraudeur d’impôt, soit aux yeux du Code pénal deux voleurs passibles du même régime judiciaire. Or tel n’est pas le cas, s’indigne l’opinion publique, puisque le premier croupit en prison quand le second circule en 4×4 climatisé dans Ouagadougou, pour donner dans la caricature. D’où vient cette différence de qualification ? Pourquoi ce traitement diamétralement opposé pour des faits exactement similaires du point de vue de leur description pénale ?

Respecter l’intimité fiscale

  1. En premier lieu, le voleur de poulets s’attaque à la sacro-sainte propriété privée, inscrite dans toutes les constitutions, et dont n’importe qui dans le monde libéral a une conscience aiguë. Le voleur d’impôts, lui, s’attaque à une propriété collective, qui pour avoir une définition juridique plus ou moins précise, n’a pratiquement aucune place dans la conscience populaire. On entend même ce genre de raccourci pour justifier cette pratique, qu’un citoyen ne peut pas voler l’État puisque nul ne saurait se voler soi-même. L’impôt ayant une propriété résolument intangible et aléatoire, il serait donc difficile de lui appliquer le même destin juridique qu’un objet ayant une propriété aussi tangible et déterminée que la propriété privée.
  2. En second lieu, le poulet est un objet réalisé, avec une existence concrète et une valeur définie en général par le marché. L’impôt, quant à lui, ne se réalise qu’en entrant dans les caisses de l’État, ce que précisément le contribuable a évité en déployant une panoplie de manœuvres et de dissimulations. Non seulement, l’impôt n’a d’existence qu’abstraite, une valeur aléatoire dont peu de gens connaissent le mode de calcul, mais surtout il appartient pour ainsi dire à la sphère de l’intime où personne ne veut regarder de trop près par crainte de voir sa propre intimité fiscale violée dans les mêmes conditions. Par principe régalien, l’État institutionnalise ce statut en appliquant un sceau de confidentialité sur tout ce qui touche à l’impôt, alors que dans l’absolu, il n’y a pas plus public que l’argent de l’impôt. En matière fiscale, la transparence vaut, à la limite, pour les dépenses, jamais pour les recettes.
  3. En troisième lieu, la différence de classe sociale entre le fraudeur de poulets et le fraudeur d’impôts exonère ontologiquement ce dernier de jamais avoir à porter l’infamie attachée à la qualification de voleur. Met-on en prison un opérateur économique qui pèse des milliards, fait vivre des milliers de travailleurs, paient des millions d’impôts, est assis sur des centaines d’hectares ? L’indignation vient même de ceux-là qui ne partageront et ne profiteront jamais de ce monde, comme si d’être riche ou d’œuvrer dans les hautes sphères du monde ne servait à rien pour s’éviter le sort commun des délinquants. De son côté, tout plaide en faveur d’une pénalisation du voleur de poulets, son discours, ses vêtements, son comportement, que ne peut rattraper la présence d’un avocat commis d’office. Son inculpation pour vol ou sa mise en détention provisoire vont de soi et n’ont pas besoin de longs débats en conscience. Il est de notoriété mondiale que tous les crimes économiques commis en col blanc, par des commerçants, des industriels, des banquiers ou des membres de l’oligarchie d’État, relèvent en majorité d’une justice plus transactionnelle que punitive, où la confidentialité est une règle d’or et la presse et ses questions insidieuses, la plus mal venue au monde.

La levée de pudibonderie que soulève le prononcé du mot voleur pour désigner un fait de fraude d’impôts tourne même à la schizophrénie générale. La même personne est capable de vouer au pénal une employée convaincue du vol d’un paquet de pâtes pour la faire condamner à de la prison, et ce avec la même indignation que s’il s’agissait d’un homicide volontaire, alors qu’elle-même poursuit illico en diffamation le premier qui la traite publiquement de voleur parce qu’elle a fraudé pendant 10 ans le reversement de la TVA pour un montant cumulé de 1 milliard…

Le rachat par l’utilité sociale

  1. En dernier lieu, la différence entre le voleur de poulets et le voleur d’impôts tient au degré inverse d’utilité sociale et économique. Le voleur de poulets n’a aucune utilité sociale, au contraire continuant son activité délictuelle il ne peut que continuer à nuire à la société, à y compromettre le fondement de la propriété privée, sans compter que transiger passerait pour une invite à recommencer sans aucun bénéfice futur pour le reste de la société. Le rôle de la justice est de le « neutraliser » sur le champ, avec des condamnations astronomiques en années de détention pour un vol qui représente une broutille par rapport à ce que subtilise au budget de l’État le moindre contribuable indélicat. Qu’importe, ce n’est jamais au nom du montant détourné que l’on condamne, mais d’un principe de droit.

Au contraire, le fraudeur d’impôts jouit d’une utilité sociale immédiate, puisqu’il va couvrir au moins une partie de l’argent soustrait à l’impôt ou détourné, mais surtout à moyen et à long terme pour autant qu’il demeure un contribuable. L’enjeu pour les services de répression, et accessoirement de justice, c’est donc de lui faire perdre sa qualité de fraudeur, du moins momentanément, sans lui faire perdre sa capacité de contribuable. C’est ce tour de passe-passe que réalise à merveille le traitement transactionnel alors que la justice pénale échouerait à coup sûr en envoyant ce contribuable derrière les barreaux. Sans compter que le rendement financier du pénal apparaît franchement médiocre, si l’on compare le montant assez bas des amendes aux capacités de redressement du service des Impôts ou du Trésor public, pour autant que ces services en aient la volonté, les mains libres ou y trouvent assez d’intérêts immédiats.

Et même si l’addition est salée, la conséquence pour le fraudeur d’impôts ou le détourneur de fonds publics ne sera jamais aussi cruelle que pour le voleur de poulets, privé de tout, et de sa source de revenu et de sa liberté. Comme on prend au contribuable ou l’agent indélicats, en toute discrétion, là où il y a abondance, la blessure ne sera ni d’orgueil, et encore moins de fortune, tant que les pénalités ou les peines d’argent ne seront pas calculées à proportion de la capitalisation financière de chaque citoyen…

➞ À suivre : Le fraudeur d’impôts, ce voleur innocent [3/4]

Muriel Berg

Conseil en stratégie, marketing, design global

[email protected]


(1) Résurgence de traits civilisationnels qui accompagne le phénomène d’indigénisation que décrit Samuel Huntington dans Le Choc des civilisations à propos des secondes et troisièmes générations post-coloniales et dont les indices peuvent être des revendications vestimentaires (Faso dan fani), linguistiques (déclin de la pratique du français au profit des langues nationales, comme au Sénégal), d’organisation sociale (chefferie traditionnelle, koglweogo, pardon communautaire vs justice républicaine), religieuses (islamisation, animisme)…

 

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