« Le journaliste-procureur, ou la tentation de la présomption de culpabilité » (4/4)

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Dans cet article, Muriel Berg réagit à l’interview accordée par Burkina24 à Touwendenda Zongo sur la problématique de la réaction de la Justice par rapport aux articles de presse qui révèlent des cas présumés ou avérés d’investigation. Dans le document subdivisé en quatre parties dont Burkina24 publie aujourd’hui la quatrième partie, il pose le débat. Lisez donc.

IV – Le journaliste-procureur, cette figure à haut risque

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Si le but de la presse d’investigation est de voir les affaires qu’elle révèle au grand public systématiquement pénalisées, comment est-il possible de se sortir de cette situation de blocage où l’opinion publique semble de moins en moins trouver son compte ? Comment briser ce cercle vicieux où la frustration ajoute à l’indignation, qui ajoute à la colère, et ainsi de suite pour tous les protagonistes ? Quelle malédiction pèse sur la presse d’investigation pour que, malgré son engagement et sa bonne volonté, aucun résultat ne vienne jamais consacrer son travail de Sisyphe ? Pour l’essentiel, la presse d’investigation le fait pourtant son travail, livrant à l’opinion publique des informations vérifiées, recoupées et documentées, de portée générale et propres à alimenter le débat citoyen, confiant aux pouvoirs publics et à l’autorité judiciaire le soin d’exploiter une mine d’informations par de simples vérifications et enquêtes complémentaires, et pressant tout le monde, au nom d’une justice républicaine, ferme et équitable, de reconnaître la primauté de la voie pénale sur toute autre considération.

Pénal sinon rien, une impasse ?

  1. Le premier aménagement consisterait à ne plus considérer la manière pénale comme la voie royale et à vérifier que les dossiers que la presse d’investigation révèle n’auraient pas trouvé leur aboutissement dans une transaction où l’État aurait estimé recouvrer ce qui lui était dû. Se préoccuper, par exemple, de savoir si le rapport entre le préjudice réel et le montant recouvré ne serait pas à ce point disproportionné qu’il laisserait supposer un arrangement de complaisance au détriment de l’État lui-même est certes moins glorieux que de suivre un procès au pénal avec tous ses beaux effets de manche, mais il n’est pas sans intérêt pour nombre de lecteurs que quelqu’un d’extérieur puisse aussi s’assurer que dans ces petits calculs faits en toute discrétion le compte y est pour la Nation tout entière.
  2. Le second aménagement consisterait à révéler d’abord tout ce qui tendrait à justifier une pénalisation systématique des faits et à formater les articles de telle sorte que la première cible serait les autorités de justice. Pour ne pas paraître reléguer au second plan la majorité des lecteurs, il serait possible de rédiger des articles à deux voix, l’une destinée aux lecteurs, l’autre interpellant plus directement les autorités de justice. Au stade de l’enquête, cela reviendrait à privilégier l’intention de corruption, de détournement ou de fraude, la récidive, l’existence d’un système, les liens de complicité, tout ce qui signerait un comportement personnel au point de faire oublier la matérialité de la fraude et ses conséquences immédiates sur le budget de l’État. Pour gérer au mieux l’articulation de ces preuves et documents à charge, force serait de connaître, quasiment de l’intérieur, les facteurs déclenchant d’une action au pénal, en s’appropriant par un mouvement d’empathie, le raisonnement, les réactions et les habitudes du parquet et de ses juges.

On pourrait aussi procéder par étapes ou feuilletons. La première, sorte de bande-annonce de l’alerte, permettrait de délivrer les informations montrant le poids financier du dossier, ses acteurs et tout ce qui permet d’écrire une histoire qui tiendrait en haleine le grand public. Puis dans les livraisons suivantes, entrer peu à peu dans le vif des objectifs, compléter l’histoire en ajoutant des éléments plaidant de plus en plus en faveur de la pénalisation jusqu’au moment où le dossier serait assez mûr pour « acculer » le parquet avec des « preuves » qui ne laisseraient plus aucune marge de manœuvre quant à la nécessité de poursuites pénales, voire de condamnations.

Appeler un chat un chat

  1. Le troisième aménagement serait d’ordre plus pédagogique et concernerait les lecteurs et l’opinion publique qu’il faudrait rallier à cette nouvelle vision en lui en donnant les clefs et le vocabulaire. Sans renoncer à l’attrait des éléments de fait divers dont on sait la force de motivation pour le lecteur, il faudrait entourer l’histoire et la divulgation de tout ce qui permet de visualiser les enjeux et les rapports de force, notamment par des infographies, des tableaux, des cartes de situation… La tendance pour les acteurs mis en cause, et parfois par l’appareil judiciaire, étant de rendre volontairement ses affaires complexes ou abstraites, il faudrait procéder par rapprochement et par comparaison pour en donner à lire le ressort principal et les implications personnelles, avec la simplicité d’un livre d’enfant, en français facile.

D’un dossier à l’autre, un gros effort de cohérence devrait être entretenu autant dans la présentation que dans le vocabulaire employé. On sait combien la fonction performative du langage est prégnante, le mot créant la chose, et l’existence de 2 mots supposant l’existence de 2 choses. Il faudrait donc se méfier de l’emploi de ces mots qui plutôt que de révéler la réalité servent à l’ensevelir. Ainsi du mot fraudeur, dont il faut briser l’artifice en appelant un chat un chat. Si le fraudeur fiscal est un voleur d’impôts, le rapprochement avec le voleur de poulets est à ce point immédiat que la pénalisation de ce délit s’en trouve frappée d’évidence pour le commun des mortels au nom duquel les jugent prennent leurs décisions. De même du mot corruption, qui est une affaire qui se joue à deux mains, le corrupteur et le corrompu étant indissociables. Or dans l’opinion publique, la corruption se cristallise systématiquement dans la figure du corrompu, faisant oublier que celui qui en profite le plus, et à son initiative le plus souvent, est le corrupteur, sans compter que, à coup sûr, le corrupteur double son forfait de fraudes destinées, entre autres, à dissimuler ses faits de corruption aux yeux des services de contrôle, ce qui le rend doublement nuisible — frauder la douane par corruption d’agent impose de frauder le fisc par fausse déclaration, sauf à accepter de reverser une TVA et de payer des impôts sur le chiffre d’affaires astronomiques. Dans la corruption, chacun est le voleur du même argent public et le plus souvent, le corrupteur le vole deux fois.

Un peu trivial de tout ramener à du vol, souligneront certains, attachés à ce que le droit, notamment dans sa version répressive, épouse d’abord toutes les finesses de la réalité, mais puisque la société burkinabè et ses juges marque une hypersensibilité au vol de poulets, autant en profiter pour combattre des forfaits dont les conséquences sont largement plus traumatisantes pour la population et son développement. Il sera grand temps d’en revenir à plus de subtilités quand le mal sera devenu résiduel, ou pour le moins contenu dans des limites qui lui ôte tout caractère létal.

Piétiner les plates-bandes du procureur

  1. Le quatrième aménagement serait beaucoup radical et toucherait à la nature même du travail d’investigation. Jusque-là, le journaliste reste cette sorte de détective privé au service de l’opinion publique conduisant une enquête préliminaire avec des moyens totalement privés, ne répondant à aucune réquisition, jouissant d’une indépendance totale, tenu à aucun délai, mais livrant une information sans aucune qualification. Dans ce cadre, la force du journaliste devant l’opinion publique fait aussi sa faiblesse devant l’autorité judiciaire, qui le tient pour un simple informateur à peine différent d’un citoyen, lui aussi commis à dénoncer tous les crimes dont il aurait connaissance, à la différence que le journaliste le fait en racontant des histoires devant une audience un peu plus large sans qu’on puisse le contraindre d’autorité au secret.

Pour maîtriser le processus jusqu’à bout et parvenir à la pénalisation des alertes lancées au fil des éditions, la tentation serait grande de franchir le pas et de judiciariser le travail du journaliste, de transformer ses articles en véritable réquisitoire, argumenté en fait autant qu’en droit, de le faire procéder à toutes les vérifications et à tous les calculs, de s’assurer de chaque qualification et de la pertinence intrinsèque des poursuites, bref d’en faire le doublon d’un procureur posant d’entrée de jeu la pénalisation comme la seule voie de recours, au détriment d’un éventuel recouvrement à l’amiable. Ici, on cesse de simplement raconter des histoires, de s’indigner, de dénoncer, de présenter des données relativement brutes, ou encore de s’étonner avec une fausse naïveté de l’existence de certains comportement, on entre dans le dur du sujet en donnant à tout cela un sens juridique, immédiatement exploitable, autrement dit opérationnel judiciairement.

Même si on ajoute un peu de souplesse et qu’on étend cette méthode à la manière transactionnelle, où il faudrait en quelque sorte faire le redressement à la place des services de contrôle, dans les deux cas on se situe dans des domaines très techniques, qui nécessitent des compétences et des ressources humaines nouvelles, des moyens financiers plus lourds encore, sans nécessairement que cette orientation rédactionnelle ait, dans un premier temps, un effet dopant sur les ventes ou le taux de reprise. Il est vrai que le travail sur les datas qui place les journalistes devant de nouveaux défis imposera peu ou prou des évolutions assez similaires.

Le risque de l’arroseur arrosé

Dans ce cas de figure, la marge de manœuvre laissée aux autorités, en les obligeant à répondre en droit aux affirmations contenues dans le journal, serait assez étroite, et le travail du journaliste serait perçu comme éminemment intrusif. Outre la tension accrue avec les autorités de justice qui résulterait de ce changement de nature dans le métier même de journaliste d’investigation, il faudrait surtout assumer de nouveaux risques, pour le coup éminemment judiciaires, et s’entourer de précautions plus grandes, sans plus pouvoir compter sur la clémence que tout spécialiste fût-il procureur accorde à un néophyte, pour autant que celui-ci ne cherche pas à lui en imposer, surtout publiquement et sur son propre terrain.

Touwendenda Zongo donne une idée de ces risques et du terrain mouvant sur lequel on s’aventurait à vouloir judiciariser soi-même l’alerte lancée quand il constate que, bien que disposant de la capacité à ester en justice contre des corrupteurs/corrompus, des détourneurs de fonds publics et des fraudeurs, des institutions ou des organisations de la société civile telles que l’ASCE-LC ou le REN-LAC sont extrêmement timides à le faire, rejoignant ainsi, mais sans doute pour d’autres raisons, la façon empruntée ou partiale que l’on reproche au parquet devant une alerte lancée de façon tonitruante par la presse d’investigation. Car il est certain qu’en cas de classement sans suite, de non-lieu et plus tard d’acquittement, le dénoncé à tort, outre une procédure en dénonciation calomnieuse, ne manquera pas de se faire justice en réclamant des dommages et intérêts à la mesure de son humiliation planétaire, dans une sorte de reprise de l’arroseur arrosé.

***

Les points de vue développés par Touwendenda Zongo dans l’entretien à Burkina24 et les réflexions qu’y apporte cette longue contribution ouvrent un débat de fond sur les mutations qui s’imposent à la presse d’investigation et à l’appareil judiciaire prenant en charge les alertes lancées dans les colonnes de celle-ci pour répondre aux nouvelles attentes citoyennes de moralisation de la vie publique et de la société. C’est un débat qui suscitera de nombreuses crispations de part et d’autre et qui se déroulera sur les lignes de fracture et de résistance de la société burkinabè tout entière, entre modernité consentie et tradition renaissante.

Ce qui est possible sous d’autres climats en matière de lutte contre la corruption, le détournement de fonds publics ou la fraude, à raison d’une structuration socio-culturelle très différente, l’est-il avec le même absolu, la même profondeur sociale et la même vitesse au Burkina Faso ? Cette confrontation entre un journaliste trop impatient et un juge trop circonspect, tous les deux produits d’une société en proie à une spécularisation qu’elle découvre, ne révèle-t-elle pas une ligne de front beaucoup plus profonde entre, d’une part, les contingences d’une histoire récente où la justice républicaine est d’abord férue de principes universels et, d’autre part, la résurgence d’une épistémè civilisationnelle où la culture du pardon et de la transaction l’emporte ?

Jusqu’à quel point le différend qui se creuse dangereusement entre le journaliste et le juge n’est-il pas le symptôme d’un choc de civilisation à l’œuvre au Burkina Faso comme dans l’Afrique tout entière, choc dont les lézardes commencent à dessiner un avenir déroutant pour plus d’un ? Et dans ce rendez-vous avec l’histoire qui attend certainement l’un et l’autre, quel est la bonne allure pour préserver l’harmonie générale, du lièvre ou de la tortue ?

Muriel Berg

Conseil en stratégie, marketing, design global

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