Aristide Tarnagda :  « L’erreur des Africains, c’est de croire que les autres nous ont vaincus avec les armes »

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Sociologue de formation, metteur en scène, écrivain dramaturge, directeur artistique des Récréatrâles, Aristide Tarnagda entre dans la cour des grands écrivains de la littérature africaine après ses aînés Patrick G. Ilboudo et Frédéric Titinga Pacéré. Auteur de plusieurs autres ouvrages, son recueil de théâtre « Terre rouge, Façon d’aimer » remporte le grand prix de la littérature noire 2017. Il figure désormais dans le panthéon où sont inscrits les noms de grands écrivains tels Wolé Soyinka, Sony Labou Tamsi,  Ahmadou Kourouma, Cheick Hamidou Kane, Birago Diop, Amadou Hampâté Bâ, pour ne citer que ceux-là. Le prix est organisé chaque année par l’association des écrivains de la langue française (ADELF) et est ouvert aux écrivains de l’Afrique subsaharienne.

« Terre rouge» rend hommage à la terre de son enfance qui était riche, qui les nourrissait qui les soignait. Cette terre va subir les affres des machines du gouvernement au point de donner le goût de l’exode à ses occupants.

« Façon d’aimer » dénonce les préjugés qui entourent la main gauche dans nos traditions. Le personnage, une femme sera vue comme maudite depuis son enfance du fait d’être une gauchère.  Lasse d’être rejetée par son mari à cause de cette coépouse blanche à qui celui-ci présentait elle et ses autres coépouses comme des cousines, elle finira par tuer son mari et sa coépouse blanche. Au tribunal, le procès traîne parce qu’on lui demande de lever la main droite et de jurer de dire la vérité, rien que la vérité. Elle est pourtant une gauchère.

Deux pièces différentes dans un même ouvrage. « Terre rouge » a déjà été lue par France Culture et «Façon d’aimer» mis en scène par son auteur.

Dans un entretien, réalisé des jours plûs tôt avant même qu’il soit honoré à Paris le 24 mai 2018, il nous parle de l’œuvre et du prix qu’il a reçu, critique l’environnement culturel burkinabè dans lequel évolue le théâtre sans oublier de donner sa vision de la société burkinabè.

B24 : Dans ce recueil, vous cassez avec carrément avec les codes classiques de l’écriture dramaturgique dans la forme et le fond qu’on connait. On ne se rend pas compte tout de suite que c’est une pièce de théâtre. Quelle est cette façon d’écrire ou est-elle personnelle? 

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A.T : Je pense que quand on vient dans un monde, on vient pour bousculer ce monde-là sinon on le laisse tel qu’il est. Même si le fait de chercher à bouleverser le monde n’est pas une prétention à la base. Je veux dire qu’écrire, il y a deux choses qui sont fondamentales. C’est non seulement le fond mais c’est aussi la forme. On aime très souvent casser les codes pour permettre aux gens de sortir d’une routine.

J’ai monté « Façon d’aimer » avec Safourata Kaboré, Eudoxie Gnoula, David Le combattant, les gens n’étaient pas du tout perdus. « Terre rouge », c’est pareil. « Terre rouge » a d’ailleurs eu beaucoup d’écho. C’est aussi que les gens effectivement s’attendent à ce qu’on les envoie ailleurs, à ce qu’on casse les codes pour qu’ils soient en mouvement. J’aime moi, qu’un spectateur soit en mouvement et non qu’il soit juste un spectateur au sens strict du terme. Voilà quand tu arrives au théâtre tu dois être en mouvement, ça ne doit pas être du prêt à porter. Il faut que tu fasses un effort pour pénétrer un univers, pour comprendre un univers ou ne pas le comprendre, ce n’est pas grave.

B24 : Qu’est-ce qui a prévalu à ce prix. Est-ce que c’est cette façon d’écrire qui vous a démarqué des autres ?

A .T : C’est le grand prix de la littérature noire toute catégorie confondue : théâtre, roman, nouvelle, poésie.

 Je ne sais pas ce qui a motivé le jury. J’ai appris par les amis que le texte était présélectionné. Parce qu’en fait, je crois que chaque membre du jury  propose un texte. Il va dans les rayons voir les textes qui parus puis lit des textes puis il propose le texte qui l’a marqué. C’est comme ça que « Terre rouge, Façon d’aimer »  s’est retrouvé dans la sélection. On a fait une première sélection, il y avait dix textes présélectionnés et c’est comme ça j’ai appris via Facebook que mon texte était présélectionné pour le grand prix de la littérature Noire. Et après j’ai appris par mon éditeur que j’avais été lauréat de ce grand prix-là. C’est un prix très  important parce que tous les grands auteurs africains ont eu ce prix.

C’est bien  un prix prestigieux parce que c’est quand même toute une profession qui  reconnait le travail que je fais. Mais au-delà de ça, ce qui est important, c’est que ces deux pièces puissent être montées et jouées, diffusées parce que le théâtre est avant tout fait pour être joué.

B24 : A quoi vous donne droit ce prix?

A.T : Voilà les interviews (rires), les honneurs, la reconnaissance. La satisfaction morale est beaucoup plus importante.  Moi ce qui m’importe,  c’est le fait que toute la profession sur le continent reconnaisse la qualité du travail qui est fait et  la satisfaction morale est  très importante parce qu’on peut vite désarmer.

B24 : Si on vous disait par exemple de noter le théâtre, que vaut le théâtre dans la sphère culturelle burkinabè ?

A.T : En tout cas, il n’a pas la place qu’il devait avoir pour la simple raison qu’il manque des dispositifs d’accompagnement. Il y a beaucoup d’énergies, des femmes, des hommes qui consacrent ou qui ont consacré beaucoup de leur énergie, beaucoup de leurs passions, beaucoup de leur temps pour mettre un mouvement en route. Mais ces femmes et ces hommes malheureusement ne sont pas accompagnés.

Or il me semble que le théâtre est très  cardinal dans la vie d’une société parce qu’à un moment donné, avec le rythme que la société nous impose aujourd’hui, on n’a pas de temps de faire une halte pour nous regarder puis projeter l’avenir. Le théâtre permet cela. Le théâtre permet au spectateur de s’asseoir et de se regarder, de se voir en face et de dire haaa !!! Tiens je brûle le feu.

On n’a plus le  temps de prendre du temps donc le théâtre nous oblige à nous poser ces questions-là, à nous asseoir et à discuter ensemble. Le théâtre crée une communauté, parce que le fait de se retrouver et de partager une pièce même si on ne s’est pas parlé verbalement, on s’est parlé  à travers l’œuvre.

« Le théâtre aussi permet de fabriquer un rêve. Le problème de notre société, c’est surtout l’enfantement d’un homme nouveau »

Le théâtre aussi permet de fabriquer un rêve. Le problème de notre société, c’est surtout l’enfantement d’un homme nouveau. Or qu’est-ce qui permet d’enfanter l’homme nouveau ? Bien,  ce sont les arts, ce sont les cinémas à travers les mythes que l’on fabrique, à travers le rêve commun que l’on met en scène, sur les écrans, sur les scènes musicales qui permettent aux gens de se retrouver dans une même perspective,  dans un même rêve et de viser le même horizon.

 On nous jette des fleurs dans la sous-région, c’est bien mais il me semble qu’il reste beaucoup à faire pour que le théâtre puisse s’épanouir, pour qu’il ne soit pas confiné à l’évènementiel, à deux, trois festivals annuels ou biennaux,  pour que les espaces de diffusion ne se trouvent pas fermés parce qu’on ne peut pas payer le loyer, parce qu’on n’arrive pas à employer convenablement des comédiens. Les espaces on les connait, donc il faudrait à un moment que véritablement on comprenne que c’est un enjeu public. De la même façon que  les hôpitaux ont un besoin réel, un problème public, les arts de façon générale doivent être perçus ainsi.

B24 : Est-ce à dire que le Burkinabè n’aime pas le théâtre ?

A.T : Non,  le Burkinabè aime le théâtre. Ce n’est pas cela que je suis en train de dire. Je suis en train de parler d’un Etat qui ne prend pas ses responsabilités. Je prends un exemple aujourd’hui, on vit un problème sérieux. Le terrorisme. On croit que le problème  du terrorisme va être résolu par l’armée, ce n’est pas vrai. Vous allez combattre qui ? Si je me fie à ce que la presse a dit, quand on prend les récentes attaques du 02 mars 2018, il semblerait que les terroristes  étaient  des Burkinabè. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’à un moment donné, il y a eu rupture et ces gens fondamentalement ne se sentaient plus burkinabè. Et donc ils pouvaient se retourner contre leur propre pays.

Et quand je parle de rêve, c’est de se sentir appartenir à une communauté. Ce n’est pas l’armée qui va nous apporter ça. C’est la culture. C’est la culture qui va définir les rayons, les zones dans lesquelles on se retrouve et qu’on partage la même chose, qu’on porte une terre commune pour laquelle on est prêt à se sacrifier. Or c’est l’inverse. On a démissionné,  parce qu’on s’est laissé enfermer dans cette conception que vivre aujourd’hui se résume à boire, à manger et à se trémousser. Or vivre, c’est aussi rêver. Ce n’est jamais laisser mourir le rêve qui fait que je crois en toi, tu crois en moi, que je veille à prendre soin de toi, que tu veilles à prendre soin de moi, que je fasse attention à toi que tu fais attention à moi.

 Ce sont les arts qui permettent de tisser  des liens. Le problème c’est qu’on est délié. Quand je suis au non loti, je ne dis pas que je  vis le même monde, que j’appartiens au même peuple que celui qui est à Ouaga 2000. C’est clair. Ce sont des choses qui sont concrètes. Qu’est ce qui fait que moi à un moment donné je démissionne ? Que je sois à Ouaga 2000 et que l’autre soit au non loti  et que je ne me sente pas concerné par sa situation ? Evidemment, il peut à un moment donné se retourner contre moi. Ce que je dis, les salles sont pleines, quand tu vas au CITO, l’ATB, Gambidi, il y a du monde.

B24 : Qu’est-ce qui devrait être fait alors ?

A.T : Ce qu’on devrait faire, c’est accompagner ces structures de façon structurelle, permettre l’écriture si quelqu’un veut écrire. Par exemple, moi je suis édité où ? Je suis édité en Belgique. J’ai les mille problèmes. Le texte a reçu un prix mais je ne peux pas faire venir le livre ici. Parce que ça revient cher.  Si je l’amène ici, ça va rester dans un rayon, dans un cercle de privilégiés or l’art doit être populaire. Je suis obligé de négocier avec l’éditeur pour en faire venir. Il y a un manque d’une véritable politique. Etienne  (Minoungou) l’avait essayé avec les Récréatrales pour éditer les livres, il était obligé de laisser parce  que il n’y a pas d’accompagnement.

Il y va même de la légitimité de nos structures. Quand tu prends la plupart des festivals, les Récréâtrales, le CITO, Institut Imagine, la plupart, c’est coopération suisse, c’est Norvège, c’est la France qui financent, qui accompagnent. A un moment donné, il n’y a aucune légitimité pour tenir même un certain discours parce que vos structures ne sont pas indépendantes.

« Il est du devoir de notre Etat d’assumer la culture »

Vos structures ne peuvent pas être accompagnées par les autres dons. Quand les autres vont dire, bon en fait nous, notre politique a changé,  on ne veut plus parler du Sida, ce n’est plus notre problème. Vous êtes obligés de suivre. Il appartient à nos Etats de nous accompagner. 

Est-ce normal qu’Idrissa Ouédraogo depuis 20 ans veuille tourner un film et qu’il n’arrive pas ? Tout simplement parce que les autres ont dit : on ne donne plus l’argent parce qu’il ne fait plus leur affaire ou je ne sais pas quoi pour X ou Y raison,  puisque c’est les autres qui donnaient donc le mec ne tourne plus. Or quel film il voulait tourner ? C’est quand même sur l’histoire de ce pays, ce qui allait permettre à la population burkinabè, en tout cas d’interroger sa propre histoire ou de se renouer avec son histoire.

Il faut comprendre qu’il est du devoir de notre Etat d’assumer la culture. Je ne veux pas dire  que la culture est au-delà des autres secteurs mais en tout cas, elle occupe le même rang.

Ça devient des termes galvaudés, on dit un peuple sans culture est un… à tel point qu’on ne comprend même plus ce qu’on veut dire. Mais je veux dire, c’est un ami, qui m’avait dit ça, il dit que : « l’erreur des Africains c’est de croire que les autres nous ont vaincus avec les armes. Or non, ils nous ont vaincu avec la culture ». Personne n’est derrière nous pour nous obliger à boire du Coca Cola.  Il n’y a pas une arme que l’on pointe sur quelqu’un ici pour qu’il boive du Coca Cola. On court tout seul. Personne ne nous braque des armes pour qu’on porte des jeans. On court tout seul vers ces trucs-là. Or ce sont des produits culturels.

B24 : Ne pensez-vous pas que les choses ont des chances de changer avec le gouvernement actuel ?

A.T : En tant qu’homme de théâtre, je ne conçois pas un théâtre qui ne soit pas politique même si je pense qu’il doit être poétique. Si je fais du théâtre, c’est pour apporter ma pierre dans l’édifice politique. Justement c’est pour poser des questions même si je n’ai pas les réponses. Il appartient à ceux qui se sentent capables d’être politiques, de les donner. (…) Je pense que notre pays a loupé un gros tournant dans l’histoire. On a cru qu’il était suffisant de chasser un, deux,  trois êtres et que tout roulerait, tout irait très bien comme par magie.

On ne peut pas incomber la responsabilité de ce qui est arrivé à un seul individu même si lui, il porte le chapeau parce qu’il était le chef. Le fait de s’engluer, de s‘embourber dans cette fausse conception de la responsabilité fait qu’on n’arrive pas à assumer notre histoire.

Pour moi, le pas  n’est pas encore fait. Il faut qu’on commence par tous assumer les 30 ans qui sont passés,  assumer cette histoire. Deuxièmement, il faut enfanter un homme nouveau.

B24 : C’est quoi un homme nouveau ?

A.T : C’est un homme qui a rêvé et qui a enfanté cet homme nouveau-là qui fait que même si on t’avait donné l’argent pour aller étudier en Russie, tu revenais parce que tu étais un homme nouveau, tu croyais en ta terre. Il y avait un projet clair qui faisait en sorte que tu n’avais aucune peur du lendemain. Quand tu vois un Burkinabè, c’est un frère, c’est une sœur.

B24 : Ça veut dire que ce n’est pas le cas?

A.T : Mais non c’est…. y’a pas photo. Tout peuple s’accroche à un projet, à un rêve très clair or notre problème, il n’est pas matériel. Ce n’est pas un problème d’argent. Ce n’est pas parce que le pays en manque.

B24 : Mais le gouvernement actuel aussi a un projet 

A.T : C’est lequel ? Bon ils disent qu’ils ont un projet. Il est différent de quoi ? Différent de quel programme? Différent de ce que j’ai vu aux Etats Unis ? Ou différent de…  moi je ne le vois pas, je ne vois pas ce projet. Peut-être qu’il est là, peut-être que j’analyse mal mais moi Aristide, je ne vois pas un projet clair.

Ça fait combien de temps  qu’on continue de brûler le feu, de s’agresser, de s’insulter ? Au contraire, je pense qu’on s’ensauvage davantage. Oui, il suffit d’ouvrir Facebook tout de suite, tu vas voir que le moindre petit truc, c’est des injures. Moi je ne sens pas l’homme nouveau qui est entrain de venir.

B24 : Qu’est-ce qu’il faut faire, que vous suggérez-vous dans ce cas ?

« La justice, plus ça traîne, plus les gens sont perdus »

A.T : Je ne suis pas politicien. Moi ce que je peux dire en tant que homme de culture, c’est de faire confiance au poète.

Il faut il faut que ce peuple réapprenne à se transcender. Il ne peut pas se transcender avec ce discours connu, reconnu, ressassé. Il faut réinventer même le discours, le langage, il faut qu’on s’asseye, qu’on se parle, qu’on se retrouve.

Il y a trop de cœurs meurtris. Ce n’est pas normal que depuis 30 ans les gens soient morts,  2014 des gens soient morts, des gens soient blessés et il y a tout un flou autour et donc leurs cœurs saignent. C’est-à-dire on sécrète beaucoup d’énergie négative donc qu’est-ce qu’il faut faire? Il faut prendre des décisions claires.

La justice, plus ça traîne, plus les gens sont perdus, ne croient plus en rien. Il  faut donc  rendre justice … Il faut que ce peuple se parle très clairement et ça passe par la justice. On a vu avec Mandela, on l’a vu avec Paul Kagamé au Rwanda. Tant que les ventres ne se videront pas,  les cœurs ne se videront pas, que chacun est dans son coin se méfie l’un de l’autre.

 Ce pays doit prendre ce temps de se retrouver,  de se parler or il n y a pas cela comme projet. C’est des routes, c’est des sites d’or. C’est bien mais moi, une fois encore, je dis ce n’est pas un problème d’argent, c’est un problème spirituel. Spirituellement, on n’est plus ensemble dans la pensée, on n’est plus ensemble dans le rêve.

Propos recueillis par Revelyn SOME

Burkina24

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2 commentaires

  1. Un entretien digne d’un littéraire. C’est formidable. Nous ne cesserons de rêver. Merci bien et félicitations à vous. Le travail bien fait est toujours récompensé.

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