Tribune – « Le journaliste-procureur ou la tentation de la présomption de culpabilité » (1/4)
Dans cet article, Muriel Berg réagit à l’interview accordée par Burkina24 à Touwendenda Zongo sur la problématique de la réaction de la Justice par rapport aux articles de presse qui révèlent des cas présumés ou avérés d’investigation. Dans le document subdivisé en quatre parties dont Burkina24 publie aujourd’hui la première, il pose le débat. Lisez donc.
Depuis que les événements d’octobre 2014 ont libéré la parole au Faso, la presse d’investigation connu un regain d’activité sans précédent, prenant une place aux oreilles de l’opinion publique qu’il lui faut chaque quinzaine justifier par de nouvelles alertes à corruption, à détournement, voire à fraude, qui passent pour autant de défis lancés aux autorités et à sa justice. Dans cette confrontation, le journaliste a entamé un dialogue de sourds avec le juge, dont personne ne se satisfait et qui semble vouer l’un et l’autre à de sérieuses adaptations dans leurs métiers respectifs. Voici quelques pistes de réflexion pour que ceux qu’on caricature si aisément sous la figure du lièvre et de la tortue puissent un jour avancer du même pas.
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I-La corruption, cette fixation politiquement correcte
Dans un entretien paru le 26 juin dans Burkina24, le directeur de publication du journal d’investigation Mutations, Touwendenda Zongo, déplore que la justice burkinabè soit si peu réactive devant les alertes à corruption et à détournement de fonds publics lancées par la presse. Le constat est juste et sans appel, mais plutôt que de chercher à disséquer les raisons de cette timidité ou de cette partialité pénales, il serait tout aussi légitime de se demander ce qui dans la manière de lancer ces alertes voue celles-ci à rester lettre morte aux yeux de l’autorité judiciaire. A contrario, si l’opinion publique est la seule à réagir positivement, comme s’en console l’auteur de l’entretien, c’est la preuve que ces articles d’alerte sont avant tout formatés pour atteindre cette cible, au demeurant obligée puisqu’il s’agit des lecteurs qui font vivre les organes de presse.
Définir une stratégie d’alerte
Si l’objectif des journaux d’investigation est de faire réagir l’appareil judiciaire alors que celui-ci s’obstine à ne pas le faire depuis si longtemps, chacun des médias concernés devrait pour le moins revoir sa propre stratégie d’alerte, et au mieux chercher à élaborer une stratégie commune à l’ensemble des protagonistes médiatiques. Sans dédouaner la justice de ses propres défaillances, il doit y avoir des failles dans le contenu, sa diffusion et la manière dont les journaux assurent collectivement le suivi des affaires divulguées, qu’il ne coûte rien d’identifier et d’essayer de supprimer.
À l’instar des journaux internationaux d’investigation, il paraît évident que la montée en puissance de la divulgation sur plusieurs semaines est un facteur clé. Sans cette dramatisation, un tant soit peu planifiée, de nombreuses affaires dans le monde auraient tout simplement fait long feu. Le facteur temps est trop souvent négligé. On privilégie l’intensité du signal (le scoop, le bon coup…) au détriment de sa longévité. Des institutions peuvent faire la sourde oreille de temps en temps, mais aucune ne peut rester des semaines les oreilles bouchées alors que le tumulte va croissant autour d’elle. D’autant que sur un temps plus long, l’information appelle l’information, et que des langues ont plus de chance de se délier ou des tiroirs de s’ouvrir.
La chasse au scoop et la volonté, autant de la part des journalistes que des organes de presse eux-mêmes, de griller la politesse à tout le monde finissent par limiter la portée réelle des informations divulguées. Là aussi, la presse internationale, débordée par l’ampleur des dossiers dus à des fuites, a fini par mettre en sourdine cette personnalisation de l’information au profit d’une mutualisation des moyens et donc des effets. Une affaire révélée par un titre n’aura jamais le même impact qu’une affaire portée par plusieurs rédactions, ayant travaillé ensemble et diffusant les informations collectées et recoupées selon un scénario de dramatisation accepté par toutes. Pour optimiser la puissance de frappe d’une alerte, un peu de stratégie de communication ne saurait nuire.
Organiser la convergence
Dans cette stratégie de communication à élaborer, les réseaux sociaux ont un rôle essentiel de chambre d’écho à jouer. Toutes ces petites plumes volontaires et bénévoles, dont on peut chauffer à blanc l’indignation citoyenne, contribuent à ajouter du bruit au bruit dans des proportions souvent déroutantes. Pour la presse d’investigation au Burkina Faso, c’est pourtant le parent pauvre, si même ce parent existe… Diffuser le fac-similé de sa Une sur Twitter ou sur Facebook ne mange pas de pain, mais l’efficacité réelle est quasiment nulle. Il faut intégralement redécouper l’information papier pour l’adapter aux formats des réseaux sociaux sous forme d’alertes, de brèves, de photos et même de vidéos qui toutes renvoient vers le site du journal où le dossier doit être épinglé pour éviter à l’internaute une fastidieuse navigation. L’enjeu ici est de donner une vie parallèle à l’alerte, ce qui aux yeux de la presse internationale justifie de mobiliser des moyens techniques et humains très importants. Dans ce domaine, la presse burkinabè est très en retard, y compris pour les éditions en ligne. Les mêmes remarques valent pour l’audio-visuel, où la presse d’investigation devrait organiser sous la forme de partenariats forts sa présence permanente avec des d’émissions et des rendez-vous centrés sur les affaires en cours, y compris en s’appuyant sur eux pour faire ou étayer de nouvelles révélations.
Le maître-mot de l’efficacité, c’est la convergence. Dès lors qu’une information fait un bruit dont l’intensité, l’envergure et la continuité dépassent les limites d’un petit cercle convenu, au point qu’elle semble avoir acquis le don d’ubiquité, il est très difficile pour l’autorité compétente de faire le dos rond et d’attendre que l’orage passe alors que chaque jour apporte son lot de révélations ou réactive celles-ci par un autre canal de diffusion. Faire durer fait parler, y compris les autorités de répression et de justice, pour lesquelles le silence n’est pas tenable longtemps. Parler expose aussi, et finit par rendre inéluctable l’engagement d’une procédure, au moins pour la forme. Le silence rompu est le premier pas vers la victoire finale.
Se doter d’outils de veille
Si nombre d’affaires révélées par la presse d’investigation tombent dans l’oubli, c’est d’abord parce qu’elles tombent dans l’oubli dans ses propres colonnes. Sans cette capacité à réactiver une affaire, à lui donner un supplément d’actualité dans la conscience du public et des autorités, à diversifier sa présentation, la course à l’information montre très rapidement la vanité des efforts déployés et pousse la presse à renoncer à une partie de son utilité sociale. En passant ainsi d’un scoop à un autre, comme un papillon le fait des fleurs, la presse d’investigation en vient à négliger des données pourtant constitutives de son capital éditorial, qui s’en trouve sous-exploité, comme si le suivi n’était pas aussi important que la découverte.
Pour contrarier cette mécanique de l’éphémère, où la justice pour rester coite n’a qu’à attendre qu’une affaire en pousse une autre hors du champ public, la presse d’investigation doit trouver des outils de veille à mettre en œuvre collectivement. Par exemple, publier régulièrement dans l’ensemble des titres un tableau de bord sur l’état des affaires en cours, en précisant quel service intervient, l’étape dans la procédure, l’agent de l’État en charge du dossier et surtout le temps qui s’est écoulé depuis la révélation de celui-ci. On pourrait même envisager la création d’un indice consolidant la totalité du temps de tous les crimes économiques n’ayant pas trouvé une issue depuis leur divulgation par la presse, et arborer cet indice galopant à la Une de tous les journaux d’investigation. L’objectif restant toujours le même : organiser le service après-vente de l’investigation par une stratégie de dissémination généralisée et multi-canal.
La justice, un maillon émotionnel
La presse d’investigation doit comprendre le mode de raisonnement des organes chargés de la répression de la corruption et du détournement de fonds publics. On ne s’adresse bien qu’à ce qu’on connaît bien. Dans ce domaine, la justice n’est pas seule. On compte, entre autres, l’Autorité nationale de lutte contre la fraude (ANLF), qui joue le rôle de contrôle technique avant de signaler éventuellement le dossier au parquet ; la Cellule nationale de traitement des informations financières (CENTIF), qui joue le même rôle pour les faits de blanchiment de capitaux et de transfert illégal de fonds ; l’Autorité nationale de contrôle d’État et de lutte contre la corruption (ASCE-LC), qui a une compétence plus restreinte aux dysfonctionnements touchant les institutions publiques et les faits de corruption. Sans oublier tous les services techniques de l’État chargés de contrôler et de réprimer le tout venant des infractions. Lorsque la presse révèle une affaire, c’est en général l’ensemble de ces organismes qui se trouvent interpellés, chacun ayant des méthodes et des objectifs propres dans la conduite de ses investigations et dans la manière de sanctionner les infractions.
La justice n’est que le maillon le plus médiatique de cette chaîne très complexe, mais aussi le plus émotionnel pour l’opinion publique et la société civile, d’où le fait qu’elle concentre assez injustement, et parfois jusqu’à l’hystérie, l’essentiel des récriminations pour sa présumée lenteur ou partialité. Dès qu’une affaire sort, tout le monde attend la justice au tournant, chacun étant prêt à en découdre avec des magistrats dont l’opinion publique voudrait qu’ils affichent une indépendance absolue et dans le même temps fonctionnent comme un simple bureau d’enregistrement à chaque fois qu’un journaliste lance une alerte, aussi argumentée et documentée soit-elle. Si le législateur a dévolu au parquet la mission d’évaluer l’opportunité des poursuites, ce n’est pas seulement pour que celui-ci ait le loisir de prendre l’avis de sa hiérarchie ou que celle-ci s’impose à lui, c’est surtout pour qu’il ait le temps de procéder à une approche globale de la situation dénoncée et de décider si la réponse judiciaire et selon quelle voie est la plus pertinente, notamment au regard du contexte social.
Ses détracteurs diront qu’il y a prendre le temps de décider et prendre le temps pour ne pas décider au point d’enterrer vivant un dossier. Entre ces deux comportements, il y a un fossé où s’élabore la responsabilité du juge dans un État de droit d’obédience occidentale. Mais plutôt que de procéder par pétition de principe et de marquer une impatience même justifiée, il appartient aussi à la presse d’investigation de chercher à comprendre, d’enquêter aussi, pour informer l’opinion publique sur les raisons pour lesquelles un dossier, à tort ou à raison, est frappé de stupeur dans un cabinet d’instruction ou est empêché de jamais figurer au rôle d’une audience. Le simple fait de donner des informations objectives sur une situation de blocage, fût-elle le fruit d’une volonté et d’une obstination, peut avoir un effet étonnamment plus positif que de perpétuelles récriminations, y compris si le bien-fondé de celles-ci a l’assentiment commun. Chercher à faire la part des choses, vaut autant pour le magistrat que pour le journaliste.
Cachez cette fraude que je ne saurais voir !
Les journaux d’investigation, et partant l’essentiel de l’opinion publique et de ses relais, accordent une place privilégiée à la corruption et au détournement de fonds publics, « ces fléaux qui plombent le développement économique et social de notre pays » pour reprendre les mots de Touwendenda Zongo. Cette place est pourtant disproportionnée par rapport à l’enjeu financier. Au Burkina comme ailleurs, la corruption est d’avantage l’arbre qui cache la forêt où l’on ne veut pas pousser trop d’investigations, un « crime » d’autant plus commode pour cristalliser les protestations qu’il touche à de l’argent public, ce qui enflamme aussitôt l’opinion publique contre les agents de l’État ou quelques personnalités de premier rang, voire trop impopulaires.
Sur le papier, la corruption pèse à peine quelques pourcentages de l’argent illégitime en circulation dans le monde, là où la fraude fiscale et douanière, par exemple, pèse beaucoup plus que tout l’argent du crime organisé contre lequel une armada de policiers sévit jour et nuit avec des résultats souvent contrastés. Aucune raison, par exemple, qu’il n’y ait pas au Burkina Faso le même rapport entre le niveau de corruption et celui de la fraude fiscale et douanière, soit un facteur 10, alors que dans les journaux d’investigation burkinabè cette fraude si juteuse ne représente que la portion congrue des enquêtes. Certes, estimer par hypothèse la corruption au Burkina Faso à 150 milliards conduit à un chiffre impressionnant, qui peut mettre facilement en émoi l’opinion publique, mais c’est un chiffre qui fond comme neige au soleil si, dans le même temps, on lui oppose une estimation de la fraude fiscale et douanière à quelque 1 500 milliards par an, près de 1/10e du PNDES… Pourquoi déploie-t-on autant de moyens et d’attention pour le moins disant, et laisse-t-on le plus disant si loin des projecteurs, alors que le pays tout entier est tellement avare de ressources budgétaires ? Alors que la fraude est le fléau et la corruption, un fétu de paille, tout le monde s’accommode spontanément de cette distorsion de la réalité qui fait la part belle aux fraudeurs et aux milliards dont ils jouiraient au détriment des caisses de l’État et donc du développement de 18 millions de Burkinabè.
Pour un esprit naïf, quelle est la différence fondamentale entre un vol par corruption ou détournement de fonds publics et un vol par non-déclaration fiscale ou détournement de taxes ? Dans les deux cas, il s’agit d’argent public, ou pré-public si l’on veut être précis s’agissant des impôts. La spécialité du corrupteur/corrompu et du détourneur de fonds, c’est de s’occuper de la richesse collective alors qu’elle est déjà entrée dans les caisses de l’État, et la spécialité du fraudeur d’impôts, de s’en occuper avant qu’elle n’y rentre. Rapportons cette situation à celle d’un commerçant dont une partie de l’argent confié à ses agents disparaîtrait en cours de route et une autre partie, directement dans ses caisses. N’y aurait-il pas disparition frauduleuse dans les deux cas de ce qui lui appartient en propriété privée ? Ne porterait-il pas également plainte pour les deux ? Les policiers ne rechercheraient-ils pas avec la même diligence les deux délinquants. Le procureur et dans la foulée les juges ne condamneraient-ils pas et l’un et l’autre ? Force est de constater que s’agissant de l’argent appartenant en propriété collective aux citoyens et que l’État a mandat d’administrer pour eux, tout ce qui s’égare en cours de route, sur le chemin du fisc, compte pour du beurre, y compris pour la presse d’investigation.
Un sursaut d’indépendance
Le moqueur concède qu’il n’y a d’absolu que pour celui qui ne voit pas la poutre dans son œil. N’est-il donc pas temps que cette fixation obsessionnelle sur la corruption et sur le détournement de fonds publics appelle un sursaut d’indépendance, de lucidité et d’objectivité de la part des journaux d’investigation pour sortir de ce qui semble une cause bien trop politiquement correcte pour ne pas cacher des enjeux majeurs, même s’il ne faut pas avoir froid aux yeux pour oser le faire seul contre tous ? Constat qui vaut aussi pour la société civile où l’on connaît des organisations luttant spécifiquement contre la corruption, mais aucune contre la fraude fiscale et douanière, sans doute parce qu’il s’agit là de « crimes » tellement ordinaires qu’ils pourraient concerner tout le monde et que personne ne veut jeter la première pierre de peur d’être payé en retour d’un véritable éboulement…
➞ À suivre : La justice, cette « tueuse » potentielle de contribuables [2/4]
Muriel Berg
Conseil en stratégie, marketing, design global
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