Tribune | « Les analyses du Pr Cheikh Anta Diop sont aujourd’hui d’une actualité brulante »
Ceci est une déclaration conjointe de la Génération Cheikh Anta Diop, de la ligue des Panafricanistes, du centre Valère Somé pour l’innovation politique et de Deux heures pour nous, deux heures pour Kamita sur la situation nationale.
Les sociétés humaines prospères, rayonnantes et influentes à notre époque contemporaine, sont celles qui se sont structurées et organisées dans le temps autour d’un héritage historique et culturel fondateur. Elles savent que les savants et penseurs qui produisent de la réflexion prospective sur la société, en constituent l’épine dorsale.
En conséquence, ces derniers sont constamment honorés, célébrés, enseignés aux générations suivantes même après leur disparition. La Génération Cheikh Anta Diop (GCAD) fondée en 1993, s’inscrit dans ce registre et entend donc questionner l’actualité africaine et sahélienne en particulier, sous l’éclairage de l’immense œuvre scientifique du Pharaon moderne Cheikh Anta DIOP.
Le 37ème anniversaire de la disparition de l’auteur de Nations nègres et Culture intervient au moment où la sous-région ouest-africaine est acculée par la nébuleuse terroriste. Ce drame que subissent les peuples de cette partie du continent africain dure depuis plus d’une dizaine d’années.
Au Burkina Faso, la première attaque d’envergure est intervenue le 9 octobre 2015 à Samorogouan dans la région des Hauts-Bassins. La gendarmerie de cette localité, cible de cette agression, avait enregistré 4 gendarmes tombés de même que 2 assaillants. En janvier 2016[i], c’est la ville de Ouagadougou qui est agressée dans son cœur sur une avenue habituellement gorgée de monde, l’avenue Kwame Nkrumah. Un hôtel et un café très fréquentés sont attaqués et le bilan des victimes est lourd : plus de 30 morts et plusieurs dizaines de blessés.
Depuis cette période, le pays n’a eu de cesse de compter ses morts, souvent par centaine. Sur le terrain, les impies semeurs de mort n’ont pas manqué de changer de cible. L’administration déconcentrée et décentralisée à l’intérieur du pays et les Forces de Défense et de sécurité semblaient au début être les principales cibles des terroristes. Ils s’attaqueront par la suite aux édifices et aux responsables religieux et coutumiers.
Un des grands tournants de cette activité criminelle a été l’épisode de Yirgou, un village situé dans la province du Sanematenga, dans la région du Centre-Nord, où le meurtre du chef du village et de sa famille a entrainé des représailles aveugles qui ont pris les allures d’un conflit entre deux communautés.
Ces deux communautés ont pourtant toujours vécu en parfaite intelligence jusqu’à ce drame. A cet échantillon de malheurs s’est ajoutée l’inefficacité de la réponse de l’Armée sur le terrain. Depuis plus de 10 ans pour le Mali et 8 ans pour le Burkina Faso et le Niger, nos armées ont du mal à sécuriser nos populations et leurs biens face à ses agresseurs qui surgissent à tout moment pour tuer et piller.
A la lumière du livre politique majeur du professeur Cheikh Anta Diop, Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire, il s’avère que la source de nos malheurs se trouve dans la structure même de nos Etats. Demeurés pour l’essentiel des Etats coloniaux, ils ont échoué à imaginer un modèle républicain singulier qui s’inspire et s’enrichit de nos particularités culturelles et identitaires. Les 54 Etats nains comme Cheikh Anta Diop lui-même les qualifiaient ne peuvent pas nous prémunir du danger dans lequel la plupart des pays africains ont sombré, sous la férule du terrorisme. L’Egyptologue africain à la clairvoyance politique extraordinaire, prévenait que les pays africains tels qu’ils ont été constitués à l’indépendance ne sont pas seulement balkanisés, mais pire encore, elles sont « sud-américanisés ».
La conviction de Cheikh Anta Diop était que le morcellement de nos territoires en micros Etats ne leur conférera que le statut qu’avaient les pays de l’Amérique du Sud dans les années 1960. A cette époque ces pays étaient, écrit Cheikh Anta Diop, « des Etats dictatoriaux sans liens organiques, éphémères, affligés d’une faiblesse chroniques, gouvernés par la terreur à l’aide d’une police hypertrophiée mais sous l’autorité de l’étranger ». Il illustrait son propos par l’exemple du Guatemala où, écrivait-il, « une simple compagnie étrangère, l’United Fruit (USA), renversa le gouvernement local pour lui substituer un autre à sa convenance, en liaison avec l’ambassade américaine, prouvant ainsi la vanité de la prétendue indépendance d’un tel Etat. »[ii]
Une synergie d’actions entre pays du Sahel, et par extension entre les pays du continent africain sur cette problématique du terrorisme, aurait permis de maîtriser et de venir à bout de ce problème. Mais si chacun reste chez lui et pense que ça n’arrive qu’aux autres, c’est toute la sous-région voire le continent qui est menacé à terme.
La deuxième faiblesse de nos Etats, qu’avait perçu l’auteur de Civilisation ou Barbarie, c’est la modicité de l’équipement militaire de nos pays. Avec l’implantation du terrorisme, on se retrouve sans équipement conséquent pour apporter une réponse militaire dans les airs comme au sol.
Cheikh Anta Diop avait pourtant entrevu, bien avant les indépendances africaines, que la sécurité précède le développement. C’est pour cela que dans la première préface à Nations nègres et Culture, il prônait déjà, la constitution d’un État fédéral africain « qui s’étendrait sur la quasi-totalité du continent, dont les frontières iraient de la Méditerranée libyque au Cap et de l’Océan Atlantique à l’Océan indien ».
Puis, il ajoutait, avec une grande lucidité : « Considérant le degré de puissance qu’atteindrait un tel État il ne dépendrait économiquement des autres qu’autant que ces derniers dépendraient de lui. Telle doit être notre conception de l’interdépendance économique : éviter à tout prix de dépendre des autres plus qu’ils ne dépendent de nous, car il s’ensuivrait, automatiquement, des liens unilatéraux de colonisation et d’exploitation. C’est ce qui rend impérieuse l’idée d’une Fédération de tous les États noirs du continent »[1].
La dimension culturelle se rapporte aux fondements qui régissent le fonctionnement de nos communautés et dont l’exemple le plus célèbre est Ubuntu. Il signifie : je suis ce que je suis, grâce à ce que nous sommes.
La solidarité et l’entraide, la tolérance, et le pardon, sont des valeurs cardinales de notre culture mais la crise actuelle montre à suffisance que nous les avons perdus. Les communautés qui ont vécu des siècles les unes avec les autres, qui trouvaient toujours des solutions à leurs discordes s’entretuent aujourd’hui avec une animosité inouïe.
Depuis plus d’une dizaine d’années, la radicalisation a fragilisé notre tissu social et nous flirtons dangereusement avec l’expérience du Rwanda. Les tueries massives, les massacres ciblés sont des phénomènes de plus en plus courants et récurrents. Les personnes déplacées internes en détresse, ne sont plus accueillies dans certaines communautés avec l’hospitalité qu’exigent nos valeurs ancestrales. Les rapports historiques d’amitié et de fraternité qui existaient entre certaines communautés sont complètement méconnus des nouvelles générations et qui les bafouent
Nous avons donc dans l’équation de la crise sécuritaire, une crise du nous, une crise liée à la déperdition de nos valeurs. Le Pr. Cheick Anta Diop nous invitait pourtant, à une connaissance profonde de notre patrimoine culturel. Cette connaissance directe nous donnerait les meilleures clés de lecture des enjeux du moment et de ceux à venir. Célébrer le professeur, est donc une occasion de rappeler, l’urgence majeure pour nos pays de revenir à nos fondamentaux.
Les analyses du Pr Cheikh Anta Diop qui datent du début des années 1950 sont aujourd’hui d’une actualité brulante. Du fait de nos divisions en micro-États faibles, ni nos économies, ni nos armées ne peuvent se doter des moyens pour faire face à l’insécurité engendrée par le terrorisme. Nous en sommes ainsi réduits à attendre toujours d’hypothétiques financements, qui tardent à venir…
Concernant la question cruciale de l’éducation et de la formation, Cheikh Anta Diop soulignait en outre que : « Nous serons bien obligés de compenser la facilité relative de notre libération par un immense effort d’éducation politique, de formation culturelle, sinon, nous risquons de ne pouvoir opposer aux nationalismes étrangers encore expansifs et fortifiés par la lutte armée, qu’un « nationalisme » folklorique et bariolé tout au plus des couleurs vives de nos tissus indigènes ». Plus de 60 ans après les indépendances, la situation n’a jamais été aussi actuelle que maintenant !
Enfin, avec l’installation et la persistance de la menace terroriste, les populations victimes désemparées invitent les décideurs politiques à reconsidérer nos relations avec certains pays partenaires dont l’attitude condescendante a continué avec la néo-colonisation après les indépendances formelles. Un nouveau type d’acteurs entrent en scène, avec peut-être de la bonne foi. Reste désormais la proportion de la masse critique douée d’une éducation politique solide permettant à nos pays d’éviter les écueils dont furent victime les élites des années « d’indépendances africaines ».
Les pays victimes du terrorisme ne sont pas opposés aux peuples des pays qu’ils accusent de duplicité avec l’ennemi. Ils s’érigent contre un système prédateur mis en place par les dirigeants de ces puissances. Les nationalistes qui se battent pour se libérer doivent se convaincre que même dans les pays comme la France dont les rapports avec nos pays sont décriés, nous avons du soutien de la part de citoyens. Quand nous nous fixerons réellement un cap, sans nous tromper d’ennemi, alors la victoire sera certaine. Croire également que nous devons quitter un ou des anciens partenaires pour d’autres avec l’assurance que ces derniers feront notre développement et notre bonheur à notre place est un leurre. Aucun de ces partenaires n’est mécène et nous avons le devoir d’aller sur la base de partenariats sains qui mettent l’intérêt de nos peuples au cœur des priorités.
La gangrène terroriste a également mis à mal des expériences démocratiques prometteuses en cour dans les pays du sahel. La résurgence de coups d’Etats militaires au Burkina Faso, au Mali et en Guinée reste avant tout un échec des élites politiques incapable de se réinventer mais aussi des peuples, qui ont permis que les politiques transforment l’idéal démocratique en un folklore électoral mélodramatique. Seule la démocratie dans le sens noble du terme peut permettre à des Etats Africains Unis de se préparer à toute éventualité et à tendre vers le développement grâce à des institutions stables. Les coups d’Etats sont des digressions politiques malheureuses que des peuples à bout de souffle, soutiennent en désespoir de cause, faute de mieux. Ils font craindre des divisions dommageables face à un ennemi perfide, contre lequel nos armées ont besoin de cohésion.
En ce 37ème anniversaire du départ de Cheikh Anta Diop vers l’horizon, nous invitons la jeunesse Africaine à s’approprier son œuvre et plus particulièrement ses écrits politiques qui sont plus que jamais d’actualité à travers les réponses qu’elles offrent aux défis que nous affrontons. Aussi bien les jeunes que les décideurs politiques ne peuvent faire l’économie de la lecture des Fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire, qui est en soi un véritable programme politique émancipateur…
Fait à Ouagadougou le 7 février 2023
Ont signé :
- La Génération Cheikh Anta Diop
- La ligue des Panafricanistes
- Le centre Valère Somé pour l’innovation politique
- Deux pour nous, deux heures pour Kamita
[1] Cheikh Anta Diop, Nations nègres et Culture. De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Paris, Présence Africaine (1954), Quatrième édition, 2021, p. 21, Préface à la première édition.
[i] Atiana Serges Oulon : Comprendre les attaques armées au Burkina Faso : pages 15
[ii] Cheikh Anta Diop : Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire : page 26, les italiques suivants sont à la page 38,
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