Etude : Les difficultés de réalisation de certains phonèmes du français par les locuteurs du senar (senufo) : cas des emprunts phonétiquement/phonologiquement intégrés
Ceci est une étude réalisée par TRAORÉ Daouda, Chargé de recherche DLLN/INSS/CNRST Ouagadougou, Burkina Faso intitulée « Les difficultés de réalisation de certains phonèmes du français par les locuteurs du senar (senufo) : cas des emprunts phonétiquement/phonologiquement intégrés ».
Résumé
Le présent document de vulgarisation a pour but de faciliter l’accès au contenu d’un de nos articles scientifiques publié en 2017 (voir D. Traoré, 2017). Dans cet écrit, nous avons circonscrit le champ d’analyse de nos données aux différents types de modifications phonétiques que subissent les emprunts au français et qui sont imposés par le système de combinaisons des sons de la langue d’accueil qu’est le senar (senufo). Pour parvenir à cette fin, nous avons adopté deux techniques d’enquêtes : l’interview et l’observation directe.
Introduction
En plus du jula, nous constatons ces dernières années que les langues de l’Ouest du Burkina Faso subissent une influence de plus en plus importante de la langue officielle du pays qu’est le français. Cela est perceptible dans le langage quotidien des locuteurs du senar (une variante du senufo), à travers surtout la forte occurrence des emprunts, y compris chez les personnes monolingues. En effet, les enregistrements effectués au cours de nos enquêtes de terrain dans différents villages senufo de la province de la Léraba (région des Cascades) nous ont permis de mesurer l’ampleur des emprunts au français dans le langage quotidien des locuteurs du senar. En dehors de leur nombre assez élevé dans nos interviews, c’est l’appropriation de ces emprunts par les locuteurs du senar qui a surtout retenu notre attention. Ces termes empruntés au français subissent en effet des modifications pour s’intégrer dans le moule des structures phonétiques/phonologiques de la langue d’accueil qu’est le senar.
La présente étude vise ainsi à appréhender les différentes modifications phonétiques/phonologiques que subissent ces emprunts linguistiques dans leur réalisation par les locuteurs du senar. La question de l’étude est la suivante : L’intégration des emprunts du senar au français est-elle régie par une logique explicable par les structures phonétiques/phonologiques de la langue d’accueil qu’est le senar ?
Approche méthodologique
Les données dont les analyses ont servi à la rédaction de la présente étude ont été collectées au cours des différentes recherches de terrain dans la commune de Kankalaba. Pour mener à bien cette collecte, nous avons adopté deux techniques d’enquêtes : l’interview et l’observation directe. Il faut cependant souligner que l’observation directe a été la technique la plus privilégiée, car elle nous a semblé la mieux adaptée à ce genre d’études. Elle a consisté précisément à observer les productions langagières des locuteurs du senar dans certaines circonstances de rassemblement telles que les marchés, les baptêmes, les funérailles, les causeries de jeunes autour du thé, etc., pour y relever les termes d’origine française.
Le commun du public auquel sont destinés les écrits de vulgarisation n’étant pas familier aux symboles de la transcription phonétique ; les organes de presse que nous sollicitons pour la publication de tels documents ne disposant pas non plus de claviers dotés de caractères spéciaux pour la transcription des symboles de l’alphabet phonétique, nous avons tout simplement opté pour la transcription orthographique du français en vue d’illustrer les exemples de nos analyses.
Notre conception de la notion de l’emprunt est celle de K. Dombrowsky-Hahn (1999, p.1) qui la définit comme « le processus de l’incorporation du matériel d’une langue L2 dans une langue L1 et les effets que cela entraîne ».
Résultats de l’étude : l’intégration phonologique/phonétique des emprunts
Il s’agit des mots dont l’appropriation par les locuteurs du senar entraîne systématiquement un remplacement des sons ou phonèmes français inexistants en senar ou introuvables dans une position donnée, par les phonèmes du senar les plus proches. Ces changements concernent aussi bien les consonnes que les voyelles.
- Les consonnes
Le phonème ʒ n’existe pas en senar. C’est ainsi qu’à l’initiale des mots empruntés au français il est réalisé [z] par les locuteurs du senar. Par contre, entre deux voyelles il est prononcé [s].
- [ʒ] en début de mot se réalise [z] :
Français Senar
(1) – jante > zanti
– janvier > zanvier
– Jean-Paul > Zan-Paul
– gendarme > zandarmou
– jugement > zousement ~ zisement
- [ʒ] à l’intervocalique se réalise [s] :
Français Senar
(2) – garage > garassi
– étage > étassi
– barrage > barassi
– charger > sarser
– sergent > sarzan
En senar, le phonème z apparaît à l’initiale des mots simples. On ne le rencontre à l’intervocalique que comme consonne initiale du second segment d’un nom composé. Dans les mots simples (ou réalisés comme tels) empruntés au français, le son [z] apparaissant à l’intervocalique est réalisé [s] par les locuteurs du senar.
- [z] à l’intervocalique se réalise [s] :
Français Senar
(3) – chaise > saissí
– chemise > sémissi
– valise > valissi
En senar le phonème s se réalise tantôt [s], tantôt [ʃ], sans effet sur le sens, qu’il soit à l’initiale ou en médiane (entre deux voyelles) d’un mot. [s] et [ʃ] sont donc à considérer comme des variantes libres du même phonème /s/. Contrairement au senar, le statut phonologique de /ʃ/ est pleinement attesté en français. Lorsqu’il apparaît dans les mots empruntés au français, les locuteurs du senar le réalisent exclusivement soit [s].
- [ʃ] se réalise [s] à l’initiale ou à l’intervocalique après voyelle orale :
Français Senar
4) – chaussette > sosseti
– charbon > sarbon
– torche > torsi
– fourche > foursi
Le phonème r n’apparaît jamais à l’initiale des mots en senar, mais toujours à l’intervocalique. En conséquence, les mots à initiale r empruntés au français se caractérisent en senar par l’adjonction à ladite initiale d’une syllabe à consonne initiale h. Ci-dessous quelques exemples :
Français Senar
(5) – rayon > hèrayon
– radio > haradio
– robe > horobou
En senar, la consonne h se rencontre généralement entre voyelles basses et forcement brèves (Voir D. Traoré, 2015). Dans les emprunts au français, nous avons relevé un exemple de mot dans lequel h se substitue à g dans un contexte de voyelles basses (a).
Français Senar
(6) – magasin > mahasin
Habituellement, en senar, une consonne sourde précédée d’une voyelle nasale (noyau d’une syllabe précédente) se sonorise par assimilation progressive. De même, une voyelle orale précédée d’une consonne nasale (attaque de la syllabe) est systématiquement nasalisée par assimilation progressive. Il s’agit de la nasalité vocalique conditionnée (Voir D. Traoré, 2015). Ces lois de sonorisation, les locuteurs du senar les appliquent systématiquement aux termes empruntés au français et présentant un environnement phonique analogue.
Français Senar
(7) – mécanicien > mèkenzin
– pharmacie > pharmanzie
– maçon > monzon
– manque > mangue
– donc > dong
– pomper > pomber
Suivant la même logique, dans les emprunts au français, une consonne sonore dans un environnement immédiat oral (non nasal) est généralement réalisée sourde en senar. Il s’agit ici du phénomène de désonorisation. Tous les exemples relevés dans ce registre sont des cas de désonorisation z/s :
Français Senar
(10) – peser > pesser
– chaise > saissí
– chemise > sémissi
– valise > valissi
- Les voyelles
La structure syllabique ordinaire du senar est CV (consonne + voyelle). Les mots en français commençant par une voyelle et qui sont empruntés par les locuteurs du senar, sont réalisés sans ladite voyelle (elle est purement et simplement effacée). Nous en avons relevé de nombreux exemples dont voici quelques-uns :
Français Senar
(11) – essence > sanzé
– affecter > fegter
– attention > tasson ~ tachon
– apprenti > prandé ~ parandé
– empoisonner > possoni
– essayer > sayer
Dans certains cas, on assiste à la substitution de la voyelle initiale par une syllabe, sous la forme de prothèse.
Français Senar
(12) – école > lacole
– écrou > yicrou
Œ n’existe pas en senar en tant que phonème. Dans les emprunts au français où ils sont confrontés à ce son, les locuteurs du senar le prononcent [ɛ] de façon allongée. Ainsi, le son œ contenu dans les mots empruntés au français est réalisé [ɛɛ] :
Français Senar
(13) – tailleur > tallair
– moteur > motair
– valeur > vallair
– chauffeur > sauffair
– heure > air
Conclusion
Au terme de cette analyse, nous retenons que l’intégration phonétique/phonologique des emprunts du senar (senufo) au français se manifeste par la substitution des phonèmes français inexistants en senar ou introuvables dans une position donnée, par les phonèmes du senar les plus proches. Ces substitutions concernent aussi bien les consonnes que les voyelles.
Références bibliographiques
DOMBROWSKY-HAHN Klaudia, 1999. Phénomènes de contact entre les langues minyanka et bambara (Sud du Mali), Köln, Rüdiger Köppe Verlag.
TRAORÉ Daouda, 2015. Le senar (langue senufo du Burkina Faso) : éléments de description et d’influence du jula véhiculaire dans un contexte de contact de langues, Göttingen, Cuvillier Verlag.
TRAORÉ Daouda, 2017. Les locuteurs du senar au contact du français : mécanismes d’intégration des emprunts, Cahiers du Centre d’études et de recherche en lettres, Sciences Humaines et Sociales (CERLESHS), Tome XXXI, n° 56, décembre 2017, P.U.O., Ouagadougou – Burkina Faso, Pp. 183-207.
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