Etude : Quelques toponymes de la province de Ioba : francisation et/ou effacement sémantique ?

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Ceci est une étude réalisée par YOUL Palé Sié Innocent Romain, CNRST/INSS (Burkina Faso), [email protected] et Moufoutaou ADJERAN,de l’université d’Abomey Calvi/Benin, intitulée « Quelques toponymes de la province de Ioba : francisation et/ou effacement sémantique ? ». 

Résumé 

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Ce travail traite des toponymes de la province de Ioba dans l’aire dagara. Il ressort des analyses que les toponymes sont francisés et leur usage sert de mémoire aussi bien administrative que collective autochtone conformément à la vision imposée par le colonisateur : effacement systématique de la culture autochtone et imposition de la « culture civilisatrice ». Ici donc, le toponyme fonctionne comme un indice administratif en toute ignorance de l’autochtonie, de l’appartenance locale sans attaches sociale et culturelle aucunes. 

Mots-clés : Ioba, francisés, effacement, culture, autochtones, toponymes.

Introduction

Inspiré des résultats de nos recherches sur le thème « Quelques toponymes de la province de Ioba. Eclairage sociolinguistique et ethnolinguistique », publié en 2024 dans la Revue africaine des dynamiques contemporaine (RADYC), éditée par le Centre de Recherche sur les Dynamiques des Mondes contemporains (CERDYM), Unité de recherche de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Douala, le présent document de vulgarisation présente la substance de la configuration toponymique de ladite localité dans la région du Sud-Ouest du Burkina Faso.

En effet, les toponymes de la province de Ioba dans la région du Sud-Ouest du Burkina Faso offrent un terrain très fertile aux recherches en sociolinguistique et en ethnolinguistique au regard du lien qu’ils entretiennent, d’une part, avec les pratiques sociales et le lien qu’ils manifestent avec la culture des communautés qui y habitent, d’autre part. L’intérêt de la toponymie pour le sociolinguiste ne réside pas seulement dans le fait qu’elle s’inscrit dans une dynamique sociale, mais aussi dans le fait qu’elle est une référence identitaire. Elle peut révéler les histoires contemporaines et passées des acteurs sociaux concernés.

Les toponymes de la province de Ioba sont, sans aucun doute, de ces lieux privilégiés de la mémoire collective en lien avec les pratiques socioculturelles. Le décryptage de ces toponymes et la mise à disposition de l’histoire et de l’information qu’ils renferment pourraient sans doute éclairer la gestion des rapports sociaux intercommunautaires. Ainsi, la meilleure connaissance de soi et du prochain contribuera efficacement à mieux orienter les relations sociales, donc le vivre-ensemble, gage de cohésion sociale. Ces quelques observations incitent à poser les questions suivantes : quels sont les traits graphiques caractéristiques des toponymes de la province de Ioba ? Quelles peuvent en être les implications ethnolinguistiques ?

En nous fondant sur ces interrogations, nous émettons l’hypothèse selon laquelle le délitement des toponymes de la province de Ioba révèle des liens itératifs entre les pratiques sociales et culturelles des communautés. L’objectif est donc de déliter les toponymes de la province de Ioba tout en appréciant leurs liens avec les pratiques socioculturelles des communautés. Toute chose qui permet de réitérer l’appel à l’endroit de l’autorité de la nécessité de revoir la mise en mots de l’espace public.

Le travail aborde en son premier point le cadre méthodologique de la recherche et la constitution du corpus et le deuxième est consacré aux résultats.

1.  Méthodologie de la recherche et constitution du corpus

Deux techniques de collecte de données fondent notre démarche méthodologique : l’observation et l’entretien. Nous avons procédé, d’une part, par observation in situ (Béal, 2000) des habitants de la province de Ioba et, d’autre part, par enquête semi-directive dont « l’intérêt majeur est évidemment le recueil d’informations attendues estimées nécessaires à la compréhension du cas étudié, selon un cadre plus ou moins précis » (Blanchet, 2012 : 51).

Un des objectifs du recueil des données est de privilégier la diversité des contextes d’interactions et la confrontation entre les différentes données. L’entretien ne constitue qu’un mode d’interaction parmi tant d’autres possibles. Indépendamment du problème de l’authenticité des données, il semble alors singulièrement réducteur de se limiter à cette seule source de données. À la suite de Beaud (1995), nous faisons le choix de l’intégration des entretiens et des observations dans l’analyse.

Nous insistons sur ces acquis méthodologiques concernant l’articulation entre les contextes immédiats et les lieux d’usage des toponymes convoqués. Cette double contextualisation interroge la notion d’authenticité et implique dans le même temps de confronter les entretiens aux observations. Ces considérations permettent de situer la réflexion sur les relations entre les contextes et les événements inhérents à l’emploi des toponymes analysés, puis de définir le champ de réflexion dans lequel ils s’insèrent.

Il devient de ce fait intéressant de s’interroger sur les différentes manières de motiver le signe linguistique pour en apprécier la portée sociolinguistique et ethnolinguistique. La zone d’étude du travail se délimite comme suit sur la carte ci-après.

Comme l’on peut le lire sur la carte, les villages où les enquêtes ont été menées se situent dans la province de Ioba dont les provinces limitrophes sont la Bougouriba et le Poni, au Sud, la province de Tuy, à l’Ouest, la province de la Sissili, au Nord-Est et le Ghana à l’Est. La province de Ioba abrite la communauté linguistique dagara.

  1. Résultats
    • Présentation de quelques toponymes
Photo 1 : Bolembar 
Photo 1 : Bolembar
Photo 2 : Oronkua
Photo 3 : Koper
Photo 3 : Koper

Photo 4 : Tantôt Tansabla, tantôt Tansebla

  • Analyse

À partir de l’observation des toponymes convoqués, nous faisons le constat que leurs graphies sont conformes aux normes orthographiques du français. Le délitement de ces toponymes révèlera certainement le rapport entre les graphies en français et les sens communs qui leur sont liés. Les toponymes apparaissent beaucoup plus subordonnés aux réalités historiques, ontologiques et existentielles constitutives des choix opérés pour les désigner qu’à des règles subjectives. En effet,

On peut laisser aux historiens l’étude des chaînes dénominatives qui concernent l’examen approfondi d’un lieu et des différents toponymes qui l’ont caractérisé au cours du temps. Ce type d’étude, bien qu’intéressant du point de vue historique, est un peu trop limité dans l’espace. Le sociolinguiste préfèrera s’interroger sur les variables sociales qui fondent le choix d’un toponyme ou d’un anthroponyme particulier. (Adjeran et al., 2019 : 180)

C’est ce que confirment justement les entretiens faits dans le cadre de ce travail. Il en ressort que les populations de la province de Ioba ne se reconnaissent pas dans les appellations francisées qui n’ont, pour eux, aucun contenu et s’éloignent des réalités locales sur le double plan de la forme que du sens. Tantôt Tansabla tantôt Tansebla, de la bonne transcription Tãwsabla par exemple, crée même la confusion, selon les communautés de cette localité. Les proximités graphique et phonique n’ont pas réussi à dissiper ces appréhensions.

(1)

Tãw  sabla                             Tãwsabla   

Colline, noire

Colline verdoyante

Dans la quête de meilleures conditions de vie et d’espaces favorables à la production, la communauté dagara a décidé de s’installer dans la localité de Tãwsabla, réputée verdoyante et qui lui a conféré son nom qui a été par la suite francisé en toute ignorance des réalités sociales sous-jacentes pour imposer aujourd’hui tantôt Tansabla tantôt Tansebla et même Tangsebla comme on peut le lire sur la carte ci-haut en conformité avec la graphie retenue à l’Institut géographique national du Burkina (2012) dont les données ont été utilisées dans l’élaboration de ladite carte.

On constate avec aisance trois différentes transcriptions pour un même et unique toponyme. Cette multiplicité graphique est en parfaite cohérence avec la confusion créée au sein de la communauté qui n’en retient que Tãwsabla. Dans la même veine, le toponyme francisé Kobar renvoie à la constitution de réserves vivrières. La province de Ioba se révèle être un des greniers agricoles du Burkina Faso. Au-delà de cette révélation, Kobar permet d’apprécier les techniques de constitution de réserves vivrières ancestrales pratiquées depuis des lustres dans cette contrée du pays.  Cette pratique met en lumière des pratiques culturelles d’organisation sociale qui arrivent à s’exprimer à travers des toponymes dont la portée ethnolinguistique est établie.

(2)

Kobar

Kɔb  bɛr                         Kɔbbɛr  

Cultiver, laisser

Constitution de réserves agricoles

Ce toponyme est une invite à une culture intensive susceptible de mettre les communautés à l’abri de la famine en ce sens que la réserve leur permettait de vivre jusqu’à la prochaine récolte.

Le toponyme Benvar quant à lui renvoie à l’idée de la diversité agricole à travers la culture du haricot. Le nom du village de Bɛ̃wvar francisé Benvar renvoie d’une part à des habitudes culturales, surtout, à des pratiques culinaires dans lesquelles les communautés associent les feuilles du haricot qui sont à la base de plusieurs mets locaux.

(3)

Benvar

Bɛ̃w  var                          Bɛ̃wvar           

Haricot, feuilles

Les feuilles du haricot

Cette culture est favorisée par la disponibilité de l’eau pour l’agriculture et la consommation domestique. C’est ce qu’il faut retenir du toponyme Kuɔ̃pla francisé Complan.

(4)

Complan 

Kuɔ̃    pla                            Kuɔ̃pla

Eau, blanc

Une eau pure

Les habitants de Kuɔ̃pla seraient venus du nord de la province de Ioba et s’y sont installés près d’un point d’eau favorable à la culture du haricot et propre aux usages quotidiens de ménage. Il retrace de fait le parcours des habitants et les raisons qui justifient leur sédentarisation dans ce village.

C’est une logique analogue que la précédente qui a guidé la dation du village de Dahorè, de l’appellation authentique Dahɔrɛ. Le nom Dahɔrɛ francisé Dahorè attribué à ce village renvoie à un environnement propice à la culture des arbres fruitiers appelés lianes de son nom scientifique Saba Senegalensis.

(5)

 Dahorè

 Da  hɔrɛ                           Dahɔrɛ

 Lianes, lieu

Espaces de culture des lianes

Les toponymes de la province de Ioba retracent avec perfection la conception ontologique de l’Homme. Selon la conception des Dagara, après le pain, la procréation semble être un besoin prioritaire. Le toponyme métonymique Nmɛnʋɔ francisé Manoa corrobore cette conception.

(6)

Manoa                                                                                  

ŋmɛ nʋɔ                            Nmɛnʋɔ

Taper, poule

Taper la poule (dans le sens de la tuer)

Ce village, à proximité de Lauvra, est une localité du Ghana. Cette appellation fait allusion à la virilité masculine des habitants avec des sexes généreux au point d’être capable de tuer un poussin. En référence à cette générosité exceptionnelle du sexe de l’homme, ce village a été dénommé Nmɛnʋɔ.

L’homme qui travaille, qui procrée, a droit à un repos mérité. Un ombrage frais et reposant pourrait agrémenter son repos. En effet, c’est cela que valide le toponyme Kotɩɛpɛr.

(7)

Koper

Ko  tɩɛ  pɛr                          Kotɩɛpɛr

Caïlcédrat, à côté

Sous le caïlcédrat

Kotɩɛpɛr francisé Koper est une localité identifiable, parmi les autres villages, par les gros arbres de caïlcédrat réputés ombrageux et favorables à un repos apaisé et servent d’arbre à palabre. Bénéficier d’un repos est un acte divin selon la conception des Dagara. Pour ce faire, il faut exprimer sa reconnaissance à l’égard de ceux qui y ont contribué. Pour les Dagara, l’homme est à l’image de Dieu et il faut au quotidien témoigner de sa reconnaissance à l’égard de ceux avec qui vous vivez. C’est une marque de savoir-vivre et un élément de cohésion sociale. C’est justement ce qu’exprime si bien le toponyme Balanbobar.

(8)

Bolembar

Bala n bo bar                             Balanbobar

Eux, qui, chercher, finir

Ce sont eux qui l’ont trouvé

Les Dagara ont conscience que l’homme vit entre les fers. Il fait face, au quotidien, aux difficultés qui surviennent contre sa volonté. Ainsi, dans le vivre-ensemble, des intrus peuvent forcer la collaboration en mettant en péril ce vivre-ensemble. C’est ce que semble confirmer le toponyme Orõkua.

(9)

Oronkua

Orõ  kua                          Orõkua

Pénétrer, force

Pénétrer de force

Le nom Orõkua francisé Oronkua dérive de l’expression « nous allons pénétrer de force ». En effet, le village Orõkua, initialement occupé par les Pougouli, fut envahi de force par les Dagara. C’est pour graver dans la mémoire collective cette intrusion forcée que ce nom a été choisi.

De l’examen des dénominations toponymiques des villages convoqués, on retient qu’ils traduisent les conditions, les aspirations et le vécu quotidien des communautés locales en dépit de la francisation accrue qui les caractérise du point de vue graphique. L’on retient également que les toponymes des villages où les enquêtes ont été menées renvoient à la conception ontologique et existentielle de l’Homme, bref à ses conditions de vie culturelles, à sa vision du monde, à sa coexistence avec l’altérité.

Par ailleurs, l’analyse toponymique ouvre une page de l’encyclopédie dagara qui se révèle être une source inaltérable de la fixation de la mémoire collective qui traverse le temps et communique avec justesse leurs visions et leurs histoires jalousement conservées dans les inscriptions toponymiques. Cependant, si l’ancienne génération communique à la jeune génération son histoire par le truchement de ces toponymes, la francisation se dresse comme un écran qui obstrue la connexion avec les réalités linguistiques et culturelles des Dagara. De ce fait, l’on note une rupture de la transmission des valeurs intergénérationnelles induite par la colonisation dont l’un des corollaires est l’imposition de la langue française qui se déploie par la francisation sans fin des toponymes.

Les toponymes des villages de la province de Ioba constituent des mémoires inaltérables de la colonisation : les toponymes autochtones ont été francisés pendant la colonisation française altérant ainsi leurs graphies et, par voie de conséquence, leurs sens. Les sens subsistent encore grâce à la fixation mémorielle perpétuée depuis des générations par les communautés autochtones et sont les seuls moyens de conservation, vu que l’administration s’est inscrite dans la dynamique imprimée par le colon français. Les formes francisées demeurent une mémoire administrative sans contenu sémantique et sans aucun fondement social.

Conclusion

L’ensemble des types de toponymes convoqués sont animés par deux tendances contradictoires : assigner, d’une part, des positions administratives fixes — quelquefois différentes : exemple de Tãwsabla transcrit tantôt Tansabla tantôt Tansebla et même Tangsebla — aux localités et conserver la mémoire collective autochtone, d’autre part. Ce travail révèle la nécessité d’engager une étude de correction toponymique du cadastre et des cartes sur toute l’étendue du territoire national à partir de l’herméneutique de la province de Ioba. Elle doit s’inscrire dans une visée de préservation du patrimoine culturel et immatériel burkinabè. Les toponymes analysés partagent les mêmes traits graphiques, la francisation. Le présent travail est une esquisse pour répondre à une problématique plus globale résumée par l’interrogation suivante : n’est-il pas temps de procéder à une correction toponymique du cadastre et des cartes de l’Institut géographique national à l’avènement d’un Burkina Faso nouveau en cours de construction ? 

Références bibliographiques

 Adjeran, M., da Cruz, M., et Adjeran, M. (2019). Onomastique dans la ville de Ouidah, témoin de la traite négrière du Danxomè au Bénin. Dans S. Djengue et F. Agboton (dir.), Les sciences du langage et de la communication : contribution au développement du patrimoine linguistique et culturel du Bénin (p.179-192). Presses Universitaires d’Abomey-Calavi.

Béal, C. (2000). Les interactions verbales interculturelles : quels corpus ? Quelle méthodologie ? Dans V. Traverso (dir.), Perspectives interculturelles sur l’interaction. Presses Universitaires de Lyon.

Beaud, S. (1995). L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’entretien ethnographique. Politix, (35), 226-257.

Blanchet, P. (2012). La linguistique de terrain. Méthode et théorie : Une approche ethnolinguistique de la complexité (2e éd.). Presses Universitaires de Rennes.

Herbet, J. (1976). Esquisse d’une monographie en pays dagara. Diocèse de Diébougou.

Poda, N. E. (1996). La culture dagara entre la colonisation et le christianisme : quelle « authenticité » -aujourd’hui ? Berichte des Sonderforschungsbereichs, 268(7), 201-210.

Somé, V. (2008). Les Dagara du Burkina Faso : origine et migration (1ère partie). Espace scientifique, (10), 27-35.

Youl P. S. I. R. et Adjeran M., 2024, « Quelques toponymes de la province de Ioba. Eclairage sociolinguistique et ethnolinguistique », Revue Africaine des dynamiques contemporaines, Vol. 1 | no 1 | Juin 2024, ISSN : 3007-6714, Douala, pp.12-22.

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