Dia Sanou, nutritionniste à la FAO: « Le Burkina est permanemment en insécurité alimentaire »

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Dia Sanou est un nutritionniste burkinabè originaire d’une bourgade située à une dizaine de kilomètres de Bobo-Dioulasso. Il  fait ses premiers pas dans l’administration publique au sein de la Direction du Contrôle des Aliments et de la nutrition appliquée du Laboratoire National de Santé Publique du Burkina, où fraichement sorti de l’Université et sans aucune expérience professionnelle,  a la lourde responsabilité, en tant que premier Chef de Service microbiologie alimentaire avec ses trois collègues de l’époque, de poser les bases du système national de contrôle microbiologique des produits alimentaires dans son pays. Après quelques années au LNSP,  il saisit l’opportunité de renforcer ses capacités au Canada où il finit par s’y installer en tant que professeur adjoint menant à la permanence (équivalent de maitre-assistant dans le système CAMES) en nutrition et santé internationale à l’Université d’Ottawa. En 2013, il prend une disponibilité de l’Université d’Ottawa pour piloter la composante « Renforcement des capacités stratégiques et de management adaptatif des politiques et programmes multisectoriels de nutrition » du Partenariat pour la sécurité nutritionnelle en Afrique (ANSP), un projet panafricain financé par l’Union Européenne et mis en œuvre par un consortium d’institutions dont l’Union Africaine, l’UNICEF, l’Université Cornell des Etats Unis, des institutions gouvernementales et plusieurs ONG. Depuis le mois de février 2016, il occupe le poste de Nutritionniste sous régional pour l’Afrique de l’Est au compte de la FAO.

Burkina24 (B24): En quoi consiste votre travail à la FAO ?

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Sanou Dia (S.D): L’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture en abrégé FAO, comme son nom l’indique est l’agence spécialisée des Nations Unies en charge des questions d’alimentation et d’agriculture. Son mandat vise à éradiquer la faim, l’insécurité alimentaire et la malnutrition tout en favorisant la réduction de la pauvreté et le progrès social et économique pour tous.

La FAO travaille aussi à une utilisation et une gestion durables des ressources naturelles, notamment la terre, l’eau, l’air, le climat et les ressources génétiques au profit des générations présentes et futures. Le Bureau Sous  Régional pour l’Afrique de l’Est qui  est basé à Addis Abeba en Ethiopie met en œuvre cet agenda de la FAO dans les pays et les organisations sous régionales relevant de sa juridiction.

En tant qu’officier technique en charge de la nutrition, mon travail vise à contribuer à l’atteinte du premier objectif de la FAO à savoir l’élimination de la faim et la malnutrition dans la sous-région Afrique l’est et la Corne de l’Afrique.

A ce titre, j’apporte un appui technique en matière de nutrition en lien avec le mandat de la FAO – car diverses autres organisations appuient les pays sur d’autres aspects de la nutrition – aux gouvernements de 8 pays – Burundi, Djibouti, Ethiopie, Kenya, Ouganda, Rwanda, Somalie et Soudan du Sud.

Comme le sous bureau FAO pour l’Afrique de l’Est sert d’office de liaison pour les organisations sous régionales, mon appui s’étend également à la Commission de l’Union Africaine, à la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique (UNECA), à l’autorité intergouvernementale  pour le développement (IGAD) et à la communauté des états d’Afrique de l’Est (EAC).

B24: Qu’est-ce qu’un nutritionniste de santé publique ?

S.D.: Avant d’en venir au concept de nutritionniste de santé publique, permettez-moi d’abord de clarifier le rôle du nutritionniste, car notre domaine professionnel est très méconnu.  Je dirai que la nutrition, c’est la relation de l’être humain avec la nourriture.

Vous savez que l’aliment est le premier besoin primaire de l’homme. L’aliment est indispensable pour la vie et le bon fonctionnement quotidien de l’organisme humain. De ce fait, une consommation insuffisante ou une utilisation inadéquate de certains types d’aliments peut être la cause de maladies comme le kwashiorkor, le béribéri, le goitre, l’anémie, la cécité et même de décès.

En même temps, trop consommer certains types d’aliments peut conduire à l’obésité et certaines maladies incurables comme le diabète, la goutte, l’hypertension artérielle, etc.  L’équilibre alimentaire est donc capital pour la santé et c’est pourquoi d’ailleurs Hippocrate dès les années 400 avant JC proclamait « que l’aliment soit ton unique médicament et que ton principal médicament soit ton aliment ».

Le rôle du nutritionniste est de prévenir et/ou de soigner les désordres métaboliques liés à l’alimentation ou à aider les spécialistes médicaux à améliorer la prise en charge de certaines maladies qui exigent des restrictions alimentaires comme le diabète, la goutte, l’hypertension, etc. Du fait de cette dualité aliment – maladie, la nutrition a évolué entre l’agriculture et la médecine pendant des années avant de prendre son indépendance en tant que discipline.

C’est pourquoi, pour certains le nutritionniste est un technologue alimentaire et pour d’autres, c’est un médecin. En réalité, le nutritionniste n’est ni l’un ni l’autre même s’il doit avoir des compétences dans les deux domaines. Au Burkina Faso, on retrouve des nutritionnistes à la fois au ministère de la santé et celui de l’agriculture, ce qui est à saluer.

Revenant maintenant au nutritionniste de santé publique, sachez qu’on distingue plusieurs subdivisions dans la nutrition selon le champ de spécialisation : la nutrition fondamentale, la nutrition clinique, la nutrition communautaire et la nutrition publique. La nutrition publique est l’application combinée des principes de nutrition et de santé publique pour promouvoir la santé et le bien-être des populations entières, avec un accès particulier sur les groupes les plus vulnérables.

Un nutritionniste de santé publique est donc un professionnel formé à la fois en nutrition et aux principes de la santé publique et qui applique continuellement ses connaissances et principes. L’Association Mondiale des Nutritionnistes de Santé publique (WPHNA) a défini dix compétences de base i.e. des attributs nécessaires pour un exercice effectif de la fonction de nutritionniste de santé publique.

De nos jours, beaucoup de professionnels utilisent abusivement le titre de nutrition de santé publique, qui est en réalité un titre réservé. Pour devenir nutritionniste de santé publique, il y a deux possibilités : soit vous obtenez un diplôme supérieur de niveau master II ou plus dans une université qui offre un programme de nutrition publique accrédité, soit vous accumulez un certain nombre d’années de pratique professionnelle et de formation continue jugées appropriées.

Dans tous les cas, il vous faut être évalué par une organisation professionnelle reconnue qui vous décerne le titre de nutritionniste de santé publique accréditée (rPHN) ou certifiée (cPHN), valable pour une période donnée (en général 5 ans). Pour maintenir le titre, vous devriez non seulement payer régulièrement les frais annuels associés, mais soumettre à nouveau une candidature détaillant les activités professionnelles au cours des cinq années pour permettre à la structure d’accréditation,  d’apprécier si cela répond encore aux exigences du titre, sinon vous la perdez et n’avez plus le droit de vous en prévaloir.

Dans mon cas, n’ayant pas obtenu de diplôme supérieur dans une Université accréditée – même mon diplôme de doctorat en nutrition l’Université Laval au Canada n’est pas suffisant – j’ai dû passer par la deuxième voie et l’Association Mondiale de Nutrition de Santé Publique après avoir jugé que ma formation de base et mes expériences cumulées étaient convenables, m’a décerné le titre pour cinq ans, au bout desquels je devrais soumettre ma candidature.

 

B24: De par votre profession, vous êtes un spécialiste des questions relatives à la nutrition des enfants et des jeunes. Quelles sont les motivations qui vous ont poussé à vous intéresser à ce domaine de la nutrition publique?

S.D.: C’est une longue histoire comme le disait l’autre car ça n’a pas été un premier choix dès le départ. Je dirai que c’est par un concours de circonstances que je me suis retrouvé en nutrition, car c’est une formation que je ne connaissais pas et qui n’existait d’ailleurs pas dans les choix d’options à l’Université de Ouagadougou.

Au lycée, je rêvais de devenir médecin pour des raisons que vous pourrez lire sur mon profil de l’association mondiale de nutrition publique (WPHNA). Malheureusement, ayant reçu une faible moyenne générale au Baccalauréat, je ne pouvais poursuivre ce rêve car avec la mesure du contingentement qui me privait de bourse (bien que j’ai reçu mon bac au premier tour), c’était une folie pour un fils de paysan de s’aventurer à compléter 7-8 ans à l’Université sans bourse alors que les parents s’impatientaient de récolter les fruits de leur investissement dans ma scolarisation.

Condamné comme bien d’autres promotionnaires à réviser mon plan de carrière, j’ai alors décidé de m’inscrire en CBBG dans la perspective de passer les concours et quitter l’université le plus tôt possible. Malheureusement ou heureusement pour moi, la malchance était au RDV et tous les concours que je faisais se soldaient par un échec. Après ma deuxième année, j’ai arrêté de postuler aux concours de la fonction publique après un échec dans des conditions très douteuse à un prestigieux concours, et de me concentrer sur mes études universitaires.

Cela a coïncidé avec l’ouverture de la filière de maitrise spécialisée en technologie des aliments et nutrition humaine à l’Université de Ouagadougou avec la collaboration avec l’Université de Wageningen en Hollande. Je me suis inscrit dans ce programme pour me rendre compte plus tard que je recroisais le chemin de la médecine. Au moment où nous terminions notre programme, l’UNICEF publiait la situation des enfants dans le monde 1998, qui mettait l’emphase sur la malnutrition. Depuis lors, j’ai beaucoup travaillé et publié sur des problématiques liées à la nutrition des enfants au Burkina Faso, dans les Caraïbes plus précisément en Haïti, au Canada, au Mali, et aujourd’hui en Afrique de l’Est.

Pourquoi les enfants, c’est simple : les taux des différentes formes de malnutrition sont les plus élevés chez les enfants et les conséquences individuelles et sociétales négatives sont plus graves dans ce groupe. Il y a un adage qui dit que l’enfant est le père de l’homme. Il n’y a pas un domaine où cela est vrai plus qu’en nutrition.

Un enfant malnutri a de fortes chances de devenir un adulte malnutri ou donner naissance (si c’est une fille) à des enfants malnutris. C’est ce qu’on appelle le cycle intergénérationnel de la malnutrition. Ensuite, lorsqu’un enfant est atteint par certaines formes de malnutrition comme la carence en fer ou le retard de croissance dès son jeune âge, on peut soigner les symptômes mais on ne peut pas corriger entièrement les conséquences. Alors l’enfant en portera les séquelles toute sa vie. C’est pourquoi on parle de fenêtre d’opportunité en nutrition, i.e, la période allant du premier jour de grossesse (- 9 moins) jusqu’à l’âge de deux ans (environ 1000 jours).

Il s’agit d’une petite période (en termes de temps), mais très critique au cours de laquelle, nous avons l’opportunité d’éliminer les conséquences négatives de la malnutrition. Au-delà de deux ans, il devient trop tard. Il faut aussi noter que les habitudes alimentaires d’un individu s’acquièrent à son jeune âge, donc si on peut inculper des changements positifs chez les enfants, cela affectera leurs habitudes nutritionnelles à l’âge adulte ainsi que celles de leur descendance.

Il suffit de regarder les indicateurs sanitaires du pays pour se rendre compte à quel point ceci est important. Selon le tableau de bord de la santé de 2014 par exemple, les anémies dont la principale cause est un manque de fer (une substance qui nous est apportée par l’alimentation) constituaient la troisième cause d’hospitalisation et la deuxième cause de décès infantiles dans les formations sanitaires au Burkina Faso.

La malnutrition aigüe était la troisième cause d’hospitalisations et la troisième cause de décès chez les enfants de moins de cinq ans. Par ailleurs, une étude sur les impacts de la malnutrition en Afrique a montré  que 40% des mortalités infantiles au Burkina Faso sont associées à la sous-nutrition, et que les enfants ayant souffert de malnutrition avaient un taux de redoublement plus élevé que les enfants qui n’en ont pas souffert, et allaient moins loin à l’école.

Pire, la malnutrition coûterait au Burkina Faso, 7% de son PIB soit environ 409 milliards de FCFA chaque année. Vous voyez qu’au-delà d’un combat pour la nourriture, la lutte contre la malnutrition chez les enfants et les jeunes est un combat pour le développement économique et social tout en faisant la promotion d’un droit fondamental les plus élémentaires: le droit à l’alimentation.

B24: Vous avez énormément travaillé sur l’insécurité alimentaire et les mécanismes de résilience dans plusieurs parties du monde dont notamment dans l’Ouest Burkina. Quelles sont les conclusions que vous en avez tirées particulièrement pour ce qui est du Burkina Faso?

S.D.: Effectivement, nous avons mené des recherches sur les questions de sécurité alimentaire et nutrition dans différentes régions du monde. Il est difficile de résumer les principales conclusions dans une interview de ce genre. Je vais donc me limiter à quelques exemples.

Un constat général que nous avons fait dans les pays en développement ou nous avons travaillé (Burkina Faso, Haïti, Mali et maintenant dans les pays d’Afrique de l’Est), c’est une absence de vision et un manque de souveraineté des gouvernements en ce qui concerne les questions de sécurité alimentaire et de nutrition.

Les agendas semblent en fonction des opportunités de financements internationaux qui, elles, sont liées a la volonté des bailleurs de fonds. Lors d’un échange sur les acteurs qui influencent l’agenda de la nutrition dans un pays, un haut cadre nous confiait avec impuissance: « que peut faire un simple Directeur de service face à une organisation mondiale qui finance 80% de ses interventions alors que son propre gouvernement ne contribue même pas à 10% de ce budget ?».

Or vous et moi savions que la plupart des programmes « prêts à porter » conçus parfois dans des contextes différents sans l’implication des acteurs nationaux et des bénéficiaires ne survivent pas après la fin du projet. Nous avons aussi observé que chaque partenaire au développement a son propre agenda qui empêche une synergie des actions, beaucoup étant plus préoccupés par leur visibilité.

Plus grave, ils se sentent parfois plus redevables à ceux qui les financent qu’aux pays dans lesquels ils mettent en œuvre des interventions. Il y a aussi la clé de répartition des fonds de projet, avec une grande majorité dans les frais de fonctionnement (salaires, administration, locaux, etc.) et de renforcement des capacités (séminaires et autres formations) pour très peu, parfois moins de 25% dans le service direct aux bénéficiaires.

Tout ceci est malheureusement favorisé par le mutisme ou l’insouciance des services étatiques qui semblent se satisfaire de ce qu’on leur offre. Le dernier exemple que je citerai en lien avec cela c’est l’épineuse question des perdiems. Si dans sa conception originale, l’idée de motiver les cadres avec une prise en charge quotidienne compensant les efforts était noble, aujourd’hui force est de constater que la politique des perdiems est devenue un handicap majeur pour l’efficacité des interventions, en tout cas dans le domaine que je connais, c’est-à-dire sécurité alimentaire et nutrition.

C’est pourquoi un collègue parlait d’épidémie de la « perdiemite aigue ». Je ne suis pas contre l’idée des perdiems, mais je pense qu’il y a lieu de réviser complètement la politique telle que pratiquée en Afrique de l’Ouest  car c’est très différent dans certains pays d’Afrique Australe.

Il faut reconnaitre tout de même que tout n’est pas noir. Les indicateurs s’améliorent progressivement, même si ce progrès est lent. Des efforts sont faits par le gouvernement et un certain nombre de personnes qui se battent quotidiennement malgré le peu de moyens à leur disposition.

Le cadre législatif pour la nutrition est en train d’être renforcé par une politique nationale et son plan de mise en œuvre qui en appelle la contribution de tous les acteurs. La nutrition est aujourd’hui un problème de développement et est prise en compte dans de nombreux politiques et programmes sectoriels, la coordination des acteurs a été fortement améliorée, les capacités nationales en matière de sécurité alimentaire et nutrition ont été renforcées, le leadership du gouvernement s’améliore progressivement, les partenaires au développement sont plus organisés et se concertent de plus en plus, les acteurs communautaires sont de plus en plus impliqués et l’investissement de l’état s’améliore progressivement.

La création d’une direction en charge des questions de nutrition au niveau du Ministère de l’Agriculture et l’existence d’une politique de sécurité alimentaire qui prend en compte des objectifs nutritionnels sont des atouts majeurs. Cependant, même à ce niveau aussi des efforts restent à faire. De plus, le caractère multisectoriel de la nutrition étant admis par le gouvernement, j’ai peur qu’une coordination au niveau du Ministère de la Santé ne soit un handicap pour l’implication effective des autres secteurs, la capacité d’influencer et de demander des comptes aux différents partenaires.

Par ailleurs, il faut renforcer la coordination des acteurs au niveau décentralisé car c’est à ce niveau que la mise a lieu. Le fait que la Direction en charge de la nutrition soit à un faible niveau administratif ne permet pas de bien coordonner l’ensemble des acteurs. Par ailleurs, les nombreux engagements ne se matérialisent pas souvent par des actions qui permettent d’atteindre les résultats.  C’est déplorable que malgré tout, le Burkina Faso n’arrive pas toujours à dégager une ligne budgétaire pour la nutrition.

En ce qui concerne les mécanismes de résilience aux situations d’insécurité alimentaire, je vais prendre l’exemple de notre étude dans trois provinces cotonnières du Burkina Faso. Ces provinces qui sont considérées comme des zones de forte production agricole connaissent quand même des taux d’insécurité alimentaire en général saisonnière, non négligeables.

Les ménages adoptent alors différentes stratégies pour y faire face. Selon notre étude, ce sont en général les femmes qui réagissent les premières face aux questions d’insécurité alimentaire en développant des initiatives pour augmenter leurs revenus. Ainsi, elles vont s’investir dans le petit commerce, le commerce de dolo, la vente de bois, pour générer les ressources pour combler le déficit alimentaire, etc.

Cet investissement supplémentaire réduit le temps consacré aux soins et à l’alimentation des enfants. En même temps, elles essaient de modifier à la fois la qualité et la quantité des repas, ce qui augmente le risque de malnutrition. Il y aussi recours à la consommation de certains aliments qui en temps normal, ne seraient pas consommés. Par exemple, le mil rouge est essentiellement utilisé pour la préparation du dolo. Mais durant les périodes de soudure, il devient une partie intégrante des repas.

Si cela contribue à assurer des repas réguliers, il reste que la consommation alimentaire, surtout des enfants qui n’aiment en général pas le tôt fait à partir de cette céréale, diminue.  Les frais alloués aux soins de santé sont également réduits et les enfants ne sont désormais amenés à l’hôpital que lorsque la situation est très critique.

Les hommes ne se manifestent en général que lorsque la situation devient assez critique ou que les efforts des femmes ne suffisent plus. Leurs stratégies consistent à emprunter l’argent ou des vivres avec d’autres ménages dans la communauté ou des commerçants de céréales qui couvrent le village.

Le remboursement de ces emprunts se fera soit par leur équivalent exact, soit à travers des intrants agricoles (engrais, insecticides), soit en travaux champêtres. Ensuite, lorsque cela s’avère impossible, il y a recours à la vente des biens matériels de la famille et parfois même les ressources productives comme les animaux et les outils agricoles.

La vente des biens de production est particulièrement dommageable car elle réduit la capacité du ménage à produire pour les années à venir, alors que parfois elle doit rembourser les emprunts, ce qui fait que le ménage tombe dans un cycle de vulnérabilité à l’insécurité alimentaire saisonnière qui peut durer de trois à 6 ans.

Dans les ménages polygames, les ressources communes épuisées et l’homme n’arrivant plus à assurer les besoins de tout le monde, il arrive que les repas familiaux communs soient supprimés et chaque femme se voit obligée de s’occuper uniquement de ses propres enfants, exacerbant ainsi les rivalités entre coépouses et la division entre les enfants.

C’est dans ce contexte que le travail des enfants augmente car chacun doit appuyer sa maman pour assurer la nourriture. Dans des cas extrêmes, les frais de scolarité des enfants peuvent être réduits et même impayés. Parfois les enfants plus âgés émigrent pour mobiliser des ressources en appui à la famille, et ils arrivent que certains ne reviennent plus.

Dans certains ménages, on réduit le nombre d’enfants en envoyant certains à des parents dans d’autres villages ou en ville. Les filles sont en général envoyées comme domestique en ville. Les ménages qui ont des parents ou des connaissances en ville ou à l’étranger, sollicitent de l’aide qui parfois n’est pas investie entièrement dans les dépenses alimentaires.  De plus en plus, on constate l’émergence des cultures de contre-saison et le petit jardinage qui offrent davantage d’opportunités aux hommes de contribuer.

Comme vous le voyez, la plupart de ces stratégies, non seulement ne permettent pas de résoudre définitivement la vulnérabilité, mais en plus certaines sont très négatives surtout pour les enfants. C’est là où je pense que la protection sociale peut jouer un important rôle en créant par exemple des mécanismes d’appui aux ménages qui font face à des pénuries saisonnières afin qu’ils évitent d’adopter des stratégies nuisibles.

Les programmes de banques de céréales, d’aliments contre travail (Food for Works) ou contre argent (Food for cash) conditionnel sont des programmes qui peuvent être utiles dans ce contexte. Par ailleurs, un appui en équipement de production agricole plutôt que la distribution de vivres chaque année comme cela se fait actuellement peut avoir plus d’impact.

B24 : Estimez-vous à ce jour que le Burkina Faso est à l’abri d’une insécurité alimentaire ?

S.D.: Non pas du tout, le Burkina est permanemment en insécurité alimentaire au cours des années. Si on se réfère à la définition que les experts donnent, la sécurité alimentaire est une situation où « tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ».

Lorsque l’une de ces conditions n’est pas réunie, alors ce pays est en insécurité alimentaire. Il ne faut pas confondre ce concept avec celui d’autosuffisance alimentaire qui est le fait d’avoir une production alimentaire suffisante pour nourrir tous ses habitants,  sans tenir compte des disparités géographiques et dans les ménages.

Le Burkina Faso est souvent autosuffisant alimentairement, mais les problèmes de disparités régionales dans les pluviométries, de pauvreté, d’inégalité sociale, d’enclavement de certaines régions, d’insalubrité des conditions de distribution et de traitement des aliments, peuvent compromettre la sécurité de certains ménages. L’Analyse de la Vulnérabilité de 2014 a montré que seuls 38% des ménages burkinabè étaient en situation de sécurité alimentaire. Tout le reste connaissait une forme ou une autre d’insécurité alimentaire.

De mon point de vue, aucun pays du monde n’est épargné par l’insécurité alimentaire y compris les pays les plus développés. Ce qui différencie les pays, c’est peut-être le niveau d’autosuffisance alimentaire, l’ampleur, les causes ainsi que la manière dont les pays et les populations y font face. Dans un pays comme le Burkina Faso où le taux de pauvreté est à 46%, où la production agricole est au gré des pluies capricieuses, où plus de 75% de la population active est agricole et pratique une agriculture de subsistance sans soutien de l’Etat, il est difficile d’être en sécurité alimentaire.

Même à supposer que le Burkina Faso soit en sécurité alimentaire aujourd’hui, cela ne garantit pas une sécurité alimentaire pour l’avenir car il suffit d’une inondation, d’une sècheresse, d’une attaque de criquets ou d’une épizootie importante, où même d’une crise socio-politique et la stabilité est perturbée.

Par ailleurs, le Burkina Faso n’évoluant pas en vase clos, mais dans un environnement mondial, caractérisé par des défis émergents liés à des phénomènes de société, qui compromettent quotidiennement les capacités des gouvernements et des populations, une variation importante des coûts de certains produits comme le riz, le blé, le carburant peuvent affecter les pouvoirs d’achats des ménages urbains et donc leur niveau de sécurité alimentaire.

B24: Si vous avez l’occasion de conseiller les nouveaux dirigeants du Faso les questions relatives à la nutrition des enfants et des jeunes, que serait votre approche ?

S.D.: Je pense qu’il est très difficile de conseiller les dirigeants actuels en ce sens que ce sont des gens qui connaissent bien les problèmes de sécurité alimentaire et de nutrition du pays. Parfois, il y a un grand déphasage entre la recherche et la réalpolitique faisant que les suggestions de chercheurs ou de techniciens peuvent être parfois difficilement applicables. Donc, ça pourrait être prétentieux de vouloir conseiller les dirigeants, mais plutôt que je donne mon avis technique sur les priorités actuelles en lien avec la nutrition qui nécessitent une attention particulière.

Je pense que j’ai déjà brossé le tableau sombre de la nutrition et par conséquent pas besoin de convaincre qui que ce soit qu’il est plus qu’urgent d’agir. Tout en appréciant les progrès faits par les différents acteurs, y compris le gouvernement qui vient de finaliser la nouvelle politique de nutrition et qui a positionné la nutrition comme une priorité de développement, je pense qu’il faut maintenant concrétiser les engagements.

Cela passe par une augmentation des investissements en matière de nutrition, la création d’une ligne budgétaire pour la nutrition. Pour cela, je crois qu’une stratégie claire et transparente de mobilisation et de gestion des ressources pour la nutrition avec une approche budget-programme sera utile. Je pense qu’il est aussi important de faciliter les différents mécanismes nécessaires pour l’exécution des mandats de tous les acteurs, de renforcer le leadership et l’autorité du gouvernement sur l’agenda de la nutrition vis-à-vis des partenaires au développement tout en améliorant la gouvernance globale.

Comme je l’ai dit tantôt, c’est dans les 1 000 premiers jours de la vie que tout se passe et c’est là où les efforts du gouvernement et de ses partenaires doivent s’accentuer. Beaucoup de ministères sont engagés pour la cause de la nutrition, mais ne savent ni comment s’y prendre ni où trouver les ressources pour le faire. Le gouvernement doit faciliter ce processus en accordant des ressources et de la flexibilité nécessaires.

Ensuite, je pense que les problèmes d’insécurité alimentaire et de malnutrition ont leur racine dans les questions de développement. C’est pourquoi, je pense qu’il faut adopter une approche intégrative de développement centrée sur les populations, en commençant par les actions qui ont le plus d’impact sur plusieurs secteurs à la fois.

L’approche intégrative implique qu’il ne faut pas forcement isoler la question d’insécurité alimentaire et de nutrition des autres questions de développement : la gouvernance, les politiques agricoles et de santé, la lutte contre la pauvreté, l’éducation, les filets de protection sociale, etc. Les actions en matière de nutrition n’auront pas de résultats durables tant que la pauvreté restera endémique, tant que les populations seront à majorité analphabètes, tant que les plus pauvres ne verront pas leur capacité à faire face aux chocs renforcées.

Je pense que la récente politique nationale de nutrition a suffisamment pris en compte la dimension multisectorielle du problème, en prévoyant la contribution de l’ensemble des acteurs, il ne reste qu’à la mettre en œuvre intégralement.  Il faut déjà saluer l’assurance universelle qui est une avancée importante.

Quant à l’approche centrée sur les populations, elle suggère que la politique et les priorités de développement doivent tenir compte des ressources sociodémographiques de la population. Quand je prends la structure de la population burkinabè, l’enquête démographique et de santé de 2010 suggère que 65% des hommes et 57% des femmes travaillent dans le secteur agricole.  Malheureusement, la plupart de ces travailleurs pratique l’agriculture de subsistance et ne reçoivent aucun soutien de l’Etat ou sont simplement ignorés s’ils ne produisent pas de coton. Comme l’ont montré certaines de nos recherches, la culture de coton peut aggraver l’insécurité alimentaire si les producteurs ne sont pas bien encadrés.

Tout comme pour les producteurs de coton et les mines, je pense qu’il est impératif d’apporter un appui conséquent aux producteurs des autres filières. Quand je dis appui conséquent, il ne s’agit pas distribuer de l’argent ou des vivres à chaque période de soudure, ou à chaque période électorale.

Cette façon de faire sans renforcer les moyens de production augmente la dépendance des paysans et en fin de compte, ne change rien. Il faut renforcer les capacités des producteurs à travers un encadrement technique et un appui en matériels de production et intrants agricoles. C’est en cela qu’il faut saluer l’initiative trouver un lien entre les programmes de filets sociaux et l’appui aux producteurs.

Les programmes de filets sociaux seront plus utiles pendant la saison des travaux champêtres. En effet, les bénéficiaires auront donc leur besoin de base satisfait, ce qui contribue à augmenter la productivité agricole et donc à améliorer le niveau de sécurité alimentaire. Cette augmentation de la productivité peut dans certaines situations résulter en une augmentation des revenus et donc une réduction de la pauvreté rurale.

Si en plus, on associe des interventions de nutrition, la situation va entrainer une amélioration des indicateurs nutritionnels également. Il faut aussi trouver des moyens pour faciliter l’accès des producteurs au crédit agricole à des conditions facilitées (par exemple leur terre peut servir de garantie), promouvoir la professionnalisation de la production et des filières agricoles, encourager l’investissement des diplômées dans le secteur agricole, etc.

Un problème qui mérite une attention de la part des autorités, c’est la question foncière. De plus en plus les populations de certains villages n’ont plus de terre pour cultiver alors que quelques individus ont acquis et immobilisé des centaines, voire des milliers d’hectares dans les zones les plus fertiles du pays.

Je pense qu’il serait illusoire pour un pays comme le Burkina ùu plus de 70% de la population active est dans l’agriculture, peut devenir émergent sur la base des quelques mines qui sont pour la plupart exploitées par des étrangers et par conséquent ne profitent pas aux populations car le contrôle des recettes échappe au gouvernement.

Je pense que nous avons beaucoup à apprendre de certains pays d’Afrique de l’Est notamment du Rwanda et l’Ethiopie qui sont classés respectivement 6eme et 1er pays africains ayant les plus forts taux de croissance économique, avec comme moteur de développement l’agriculture. Le programme de transformation agricole qui est devenu à la fois un pourvoyeur d’emploi, tout en générant d’énormes ressources à la fois pour l’Etat et les producteurs, réduisant ainsi considérablement le nombre de pauvres, ce qui est en train de changer les indicateurs de nutrition.

L’Ethiopie a ainsi pu réduire de 12 point le taux de retard de croissance. Actuellement, le pays a élaboré une stratégie sectorielle de nutrition dans le secteur agricole et les ressources naturelles, afin que l’augmentation de la production agricole puisse résulter en une amélioration des indicateurs nutritionnels.

Interview réalisée par Kouamé L.-Ph. Arnaud KOUAKOU

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