Etude : Déformation phonique et procédés de création des mots par les enfants issus de l’exode rural à Ouagadougou

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Ceci est une étude de Tiga Alain OUEDRAOGO, Institut des Sciences des Sociétés (INSS) /Centre National de Recherche Scientifique et Technologique (CNRST), Burkina Faso, Email : [email protected] et de Issa OUEDRAOGO, Université Joseph KI-ZERBO, EDLESHCO, Laboratoire de Recherche et de Formation en Sciences du Langage (LARFOS), Burkina Faso, Email : [email protected] intitulée « Déformation phonique et procédés de création des mots par les enfants issus de l’exode rural à Ouagadougou ».

  1. Introduction

Étant confrontés aux conséquences de l’exode rural, les enfants en situation de rue de Ouagadougou parlent un langage particulier tendant à modifier la norme linguistique. En observant les données, différentes langues semblent subir des modifications au niveau morphologique et sémantique. La constitution d’un relevé lexical en guise de corpus à travers des entretiens nous a permis d’appréhender ces changements linguistiques observés sur les phonèmes, morphèmes lexicaux et la syntaxe utilisés par les enfants en situation de rue de la ville de Ouagadougou.

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  1. Méthodologie

Le travail de collecte des données s’est déroulée dans la ville de Ouagadougou. Il a commencé par une recherche documentaire et des témoignages écrits ont été exploités pour mieux nous imprégner des réalités de l’existence des ESR. Puis un questionnaire et un guide d’entretien ont permis de collecter les données à analyser.

Le questionnaire a été administré aux agents sociaux pour disposer de données.  La réalisation des entretiens a été effective grâce au soutien des travailleurs sociaux de Keoogo, Samusocial Burkina Faso (SSBF), l’Association pour la Protection des Droits des Mineurs (APDM), Action Mama Africa (AMA) et l’appui des agents du ministère de la femme, de solidarité nationale et de la famille notamment la Direction Générale des Eudes et des Statistiques Sectorielles et la Direction Régionale de l’Action Sociale du Centre. Il s’est déroulé aussi bien en français qu’en langues nationales.  Nous profitons de ces lignes pour témoigner notre gratitude à tous nos informateurs et à toutes les structures étatiques et privées pour leur accompagnement durant nos enquêtes.

Les données recueillies ont été enregistrées sous fichiers VideoLan Client (VLC)  sur ordinateur. Elles ont été dépouillées et saisies manuellement à travers le logiciel word et le clavier du Burkina. Elles ont servi à constituer un lexique ad hoc auquel nous nous référons en guise de corpus. En référence à B. VICTORRI, et C. FUCHS (1996, p. 24), ce corpus est constitué d’« unités lexicales (UL) » ou de mots transcrits et traduits pour mieux faire connaître le sens du discours véhiculé.

  1. Résultats

3.1 Déformation phonique

Au niveau des phonèmes, les déformations phoniques, les substitutions de phonèmes et les phénomènes d’assimilation sur des phonèmes vocaliques et des consonantiques ont été répertoriés à travers le corpus.

3.1.1.     Au niveau des consonnes

Les phonèmes consonantiques sont réalisés à la suite d’une substitution. Notons que dans [man], la nasale alvéolaire [n] devient la latérale alvéolaire [l] dans [mal]. Aussi dans [zayy] en moore le [y] devient [ï] dans « zaï ». Le huit (en français), la glottale sourde [h] devient la semi-voyelle [w] dans huit (moore) ; ou la semi-voyelle [w] dans huit (moore) se réalise aussi comme la semi-voyelle bilabiale [ɥ]. Pour le cas « zokase /zocase », il y a une substitution de la palatale sourde [c] en français par vélaire sourde [k] en moore.  pour ce qui est de « coquer », vélaire sourde [k] en moore ou la palatale sourde [c] en français deviennent la consonne uvulaire sourde [q]. Au niveau de « zamal », [z] devient [j]dans « jaloux » car la palatale [j] n’existe pas en moore.

3.1.2.     Au niveau des voyelles

Les transformations affectent aussi les voyelles. La voyelle postérieure mi-ouverte [ɔ] des termes du dioula dans [mɔgɔ] ; [dɔgɔ] ; [kɔrɔ] deviennent la voyelle postérieure mi-fermée [o] dans « môgô », « dôgô » et « kôrô ».

En ce qui concerne la diphtongue, [ou] en français dans « kougr pierre » [kugr pierre] remplace la voyelle postérieure [u] du mot [kugr] en moore. Des sons comme [ie] sont prononcés[ɛ] en moore comme kougr pierre « argent de la drogue » qui se prononce kougr pɛɛr [kugr pɛɛr]. Dans « pelum » qui signifie « gardien », « veilleur de nuit », « blanche », « honnête », la voyelle postérieure [u] remplace la voyelle antérieure fermée de [peelem] en moore. La longueur vocalique en moore est supprimée dans bien des cas. Ainsi les voyelles longues deviennent des voyelles brèves comme « bakoro » au lieu de bakaoorgo qui signifie en moore « petit outarde » et « enfants en situation de rue » en LESR.

Les suffixes de classes attestant des marques du singulier (-go/ -ga) et pluriel (-se) des UL du moore sont dans la plupart des cas supprimés sauf dans «  jamalse »  et les mots hybrides attestant l’adjonction de l’anglais [-man] portent la marque du pluriel en français (-s) dans «  bakoromans, sans guettomans, malettemans, wouhmans. Parfois, le pluriel de [man] devient [men] comme [bakoromen]. Des UL déformées attestent aussi l’apparition d’une occlusive vélaire sonore [h] en final de mot avec un phénomène d’assimilation de la nasale [m] comme le cas de wouhman [wʋman] qui se compose de wʋme + man.

Cette opération est l’œuvre des ESR semi-lettrés et les ESR analphabètes qui apprennent les mots par simple imitation. Donc, l’interférence est observable dans l’utilisation de plusieurs morphèmes lexicaux et phonèmes. Cette image qu’offrent ces UL n’est-elle pas un signe évident de faits d’étiolement linguistique en cours ? Les mots hybrides sont constitués des LN/L1 et LE/L2. L’obtention de ces mots a été possible grâce aux procédés de création.

3.2.    Procédé de création des mots

Les groupes de mots ou syntagmes sont également attestés dans le LESR.  Les mots hybrides sont composés ou dérivés. On distingue alors les procédés de création par composition, par dérivation, par troncation et par emprunts.

3.2.1.     Par composition

Au niveau des mots composés, l’observation du corpus des ESR nous permet de dégager des mots composés construit autour de la réunion de deux mots différents sans trait d’union. Nous les avions appelé composés nominaux sans trait d’union. Ainsi sur cette base, nous pouvons remarquer que deux types de compsés sont attestés. Il s’agit d’une part des composés nominaux sans trait d’union comme bakorogo qui est formé de bakaoorgo suivi de roogo > « séjour en rue » ; bandaogo[1] composé de bãnga « fer/fil/barre » /daoogo « bois » >  « pénis » ; double go > « fille-mère » ; karãsamba[2]> karame « lire »/ saamba « père/ oncle paternel » qui signifie « éducateur social/ infirmier » ; ladji / el hadj « marchand influent du grand marché » ; Moudame formé de mou « bruit de l’engin »/ dame  > « yamaha » ; zocase > « lieu de couchage dormir ». D’autre part, nous avons recensé des mots unis par un trait d’union que nous avons appelés composés nominaux avec trait d’union. Nous pouvons citer  bor-bila > « télévision » ; Lik-n- walme [lɩk-n-walme] > « téléphone » ; Tamp-zabdga > « scorpion ».

3.2.2.     Par dérivation

Quant aux dérivés nominaux hybrides, ils sont obtenus à partir de l’adjonction de suffixes de classe du mooré ou du français. La dérivation par suffixation porte sur des nominaux. Les nominaux sont terminés par des suffixes en mooré (-go), anglais (-ing) ou par les suffixes français (age, -ation, -ution, -eur). Nous obtenons de ce fait trois types de dérivés qui sont entre autres. Les dérivés nominaux à base + suffixes de classe en mooré (-go) : les dérivés nominaux hybrides attestant ce cas sont peu productifs. Exemple : bakoro (go) > « séjour en vue ». Les dérivés nominaux à base + suffixes en français (-age, -ation, -ution, -eur) : balayage (faire le) > « voler tout ce que l’on peut emporter » ; mouillation > « action de sniffer » ; dissolution > « colle pour pneumatique », « substance hallucinogène » ; mineur > « enfant ». Les dérivés nominaux à base + suffixes en anglais (-man, -ing) : Bakoroman : « enfant des rues » ; Briman : « voleur » ; (Sans) guettoman : « talibé /enfant en situation de rue ».

S’agissant des dérivés verbaux hybrides, les verbaux sont obtenus à la suite de l’adjonction du suffixe (-re) moore ou (-er) /français. Les dérivés verbaux se présentent selon le schéma suivant : Base + désinence verbal du français (-er) : coquer > « flatter »; pousser > « voler »; déclarer > « trahir » ; draguer/ dragué > « être pris sur le fait » ; faler > « fumer la cigarette » ; gamer > « inventer une histoire pour détourner l’attention de quelqu’un » ; mouiller > « sniffer de la colle » ; sciencer > « se droguer et se donner des idées » ; sixer (6) > « poigner ; déchiqueter ».

Concernant le format base + désinence verbal du moore (-re), nous avons à titre illustratif en moore malgre > « tuer » ; tinkre>  tẽkre> « tuer » en LESR.

3.2.3.     Par troncation

L’étude atteste aussi d’autres procédés formels comme la troncation et l’emprunt. Des cas sont attestés à travers les UL utilisés. L. -J. Calvet (1994, p.55) définit la troncation comme « la suppression d’une ou plusieurs syllabes à la finale ou à l’initiale des mots ». On distingue pour cela, l’apocope de l’aphérèse. L’aphérèse est la chute d’un phonème ou d’une syllabe située à la fin d’un mot. Exemples : corpus : son [tion] renvoie à « dissolution » ou de la « colle de pneumatique » ou « substance hallucinogène ». L’apocope est la chute d’un phonème ou d’une syllabe à la fin d’un mot. Exemples : corpus : mili pour militaire ; Bakoro pour bakorogo « lieu de séjour » ; Mou pour moudame : « yamaha ».

3.2.4.     Par emprunts

L’emprunt est un processus qui naît d’un besoin socio-culturel. Il est présent dans le discours vernaculaire (A. Simo- Souop, 2015). Le LESR emprunte aux langues nationales (mooré et dioula), aux langues étrangères (français, anglais, arabe) et au FPI/nouchi. Ce phénomène d’emprunt est l’une des caractéristiques morphologiques attestée du L.ESR. Le LESR de la ville de Ouagadougou est alors une confluence de langues véhiculaires (mooré, dioula, français, anglais, arabe) devenues des langues vernaculaires. Les mots tels que formés revêtent d’autres sens qu’il convient de savoir. C’est l’une des particularités du LESR.

Conclusion

En somme, cette conclusion met en évidence l’interconnexion entre les phénomènes linguistiques et sociaux. Elle souligne l’importance d’adopter une approche globale pour répondre aux défis posés par la situation des enfants en situation de rue et préserver le patrimoine linguistique de la région. Les principaux points à retenir sont le langage des ESR est à la fois un reflet et un acteur des changements sociaux.

Il se pose des défis linguistiques et sociaux. Les solutions proposées sont multiples et doivent être mises en œuvre à différents niveaux. Cette synthèse met en lumière la complexité de la question et l’importance de mener des recherches approfondies pour mieux comprendre et accompagner les enfants en situation de rue.

Références bibliographiques

BULOT, Thierry (1998), Langues en ville : signalisation sociale des territoires. In : Études Normandes, 47e année , n◦1, Rouen : Reconstruction, langage, pp.41-45.

BOOGARDS, Paul (1994), Le vocabulaire dans l’apprentissage des langues étrangères, Paris, CRÉDIF/ Les Éditions DIDIER, Coll. Langues et apprentissage des langues (LAL), 256 p.

CHAMPY, Muriel (2014), La rue ne peut pas avoir d’enfants ! Retour sur les projets réinsertion des enfants vivant dans la rue (Burkina Faso).  Dans Autrepart, Vol. 4, n◦ 72, pp. 129-144.

CODESRIA (2009), Enfants de la rue  et jeunes marginalisés : conditions de vie des enfants et des jeunes marginalisés, 2006, site web2. [En ligne], http://www.codesria.org, (Page consultée le  28 août 2017).

COURTIN, Fabrice et al (2010), « La crise ivoirienne et les migrants burkinabés : l’effet boomerang d’une migration internationale », Afrique contemporaine, Vol. 4, n◦236,   [En ligne], https : // www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2010-4-page-11.htm, (Page consultée le 18 décembre 2018).

JAKOBSON,  Roman (1973), Essais de linguistique générale, Paris, Les Editions de Minuit 7, 251 p.

KÉITA, Alou (2013), « Hybridation et productivité lexicale en français parlé au Burkina ». Revue électronique internationale de sciences du langage, Dakar-Fann (Sénégal), n◦19, juin, [En ligne], http://www.sudlangues, (Page consultée le 6 juin 2019).

MARCELLESI, Jean-Baptiste. et GARDIN, Bernard  (1974), Introduction à la sociolinguistique sociale : la linguistique sociale. Paris, Larousse, 263 p.

MONOGRAPHIE NATIONALE (2017), Recensement des enfants et jeunes en situation de rue dans les quarante-neuf (49) communes urbaines du Burkina Faso (REJSR). 64 p. + annexes.

MOREAU, Marie-Louise (1997), Sociolinguistique, concepts de base, Belgique, Mardaga, Liège, 312 p.

MSF & La Lettre Volée (2003), Qui-vive : Autoportrait des enfants des rues à Ouagadougou, Autrepart : Bruxelles, 296 p.

Ce document de vulgarisation est tiré d’un article scientifique, Ouédraogo, Tiga Alain et Issa Ouédraogo. « Analyse morphologique et sémantique du langage des enfants issus de l’exode rural». Uirtus 1.2. (décembre 2021): 318-337.  

[1] . bandaogo  en LESR > bãn-daoogo en moore qui signifie poteau.

[2] . karãsamba en LESR  > karen-saamba en moore qui signifie enseignant.

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