« Siénouman », la « forteresse » ancestrale qui réinvente l’équilibre de Genre
Au Burkina Faso, les Bobo-Madarè et d’autres communautés situées dans la partie ouest du pays ont instauré le Siénouman », une tradition ancestrale qui perpétue les lignées maternelles. Dans le village de Sakaby, le Siénouman permet également à la femme de régner par procuration. Focus sur une pratique qui tente de corriger les inégalités de genre dans une société patriarcale !
A la mort de son frère aîné Sakabyssin qui avait succédé à leur grand-père Souroukou, la chefferie de Sakaby, « village » (situé sur la RN10, à environ 10 kilomètres de Dioulassoba à Bobo-Dioulasso, la deuxième ville située à l’ouest du Burkina Faso) devait revenir à Tènè Victorine Sanou. Mais, elle ne sera pas couronnée.
« Parce que je suis une femme ! Et les femmes ne dirigent pas ! », justifie-t-elle le lundi 25 mars 2024. Dans la soixantaine de communautés ethniques vivant au Burkina Faso, la transmission des valeurs traditionnelles y compris l’héritage du pouvoir est généralement assurée suivant un schéma patrilinéaire qui provoque une perte identitaire pour la femme.
Un mixte patriarcal et matriarcal
Mais à défaut de porter elle-même le Bamada (Ndlr gueule de crocodile en langue dioula pour désigner le chapeau traditionnel réservé aux chefs et aux initiés), dame Tènè peut se consoler de voir sa descendance régner comme par procuration. « Mon fils Soguo a été intronisé à ma place. C’est comme s’il m’avait vraiment remplacé en quelque sorte », se réjouit-elle.
Cette mesure compensatoire est un principe du « Siénouman ». Ce vocable issu des mots « Sié » (mère) et « Nouman » (enfants) en langue locale bobo-madarè vise à sauvegarder et à promouvoir une parenté matrilinéaire qui évolue parallèlement dans une société patriarcale afin de restaurer les droits de la femme.
Même si la gestion des instances décisionnelles est la chasse gardée des hommes, à Sakaby, le Siénouman exclut par contre leurs fils du trône. Parce que la transmission du pouvoir traditionnel est assurée par la descendance de la femme. C’est pour cette raison que l’actuel chef Soguo a succédé à son oncle maternel qui avait lui aussi succédé à son grand-père maternel.
Selon l’historien burkinabè Bruno Doti Sanou, auteur du livre « L’émancipation des femmes Madarè : l’impact du projet administratif et missionnaire sur une société africaine, 1900-1960 », que nous avons rencontré le 12 septembre 2023 à Bobo-Dioulasso, le « Siénouman remonte à 2000, voire 5000 ans au début de la création des premières communautés ».
Une femme devant l’autel des ancêtres
Au matin du lundi 10 avril 2023, à Sakaby, des va-et-vient incessants d’hommes, de femmes et d’enfants s’opèrent dans la famille Sanou, non loin du cabaret. Comme chaque lundi de Pâques, c’est la rencontre annuelle des Siénoumans (membres appartenant à un même groupe Siénouman) qui célèbrent la parenté maternelle.
Accompagnée des premiers venus, la vieille Maria Sanou se dirige vers la place des masques située à 300 mètres de chez elle. Là, se trouve l’autel de leurs aïeux. Sur les tombes de ces derniers, la septuagénaire renouvelle les liens d’appartenance à leur héritage et prie leurs mânes d’intercéder pour le bonheur de leurs descendants.
Contrairement à certains rituels, celui-ci n’est pas exclusivement dirigé par les hommes. Il est plutôt assuré par l’aîné(e) du groupe Siénouman qui formule verbalement des vœux sans faire de libation ni d’immolation d’animaux ou autres sacrifices.
De retour de ce pèlerinage pédestre, la caissière Jacqueline Millogo/Sanon s’installe devant une petite table et commence la collecte des frais de cotisation du jour tandis que les femmes de la cour s’activent pour le festin. Aux environs de 14h, les pièces et les liasses de billets d’argent reçues sont estimées à 325 000 francs CFA.
« Cette somme représente les cotisations individuelles de 1000 francs CFA. En cas d’événement heureux ou malheureux, une partie de la cagnotte viendra éventuellement appuyer les cotisations ponctuelles.
En mars passé [2023] par exemple, nous avons activé une chaîne de solidarité pour organiser les funérailles d’un des nôtres », précise-t-elle avant d’ajouter que l’argent collecté sera soigneusement rangé dans le panier à trésor appelé « Koukou » (Ndlr : en langue locale Bobo-Madarè panier, valise, boîte aux trésors) qui contient aussi d’autres « richesses sacrées » comme le linceul, des cauris, des bagues ou autres biens hérités des ancêtres. Si l’argent peut être utilisé à tout moment, le « Koukou » quant à lui ne sort de la maison qu’à l’occasion des funérailles.
A quelques mètres, sous le manguier, des groupuscules çà et là profitent de l’ombre pour se rapprocher les uns des autres. Des éclats de rire résonnent et la famille est au cœur des échanges. Le rassemblement des « Siénouman » est un moment de découverte. Un lieu où l’on finit toujours par rencontrer une personne dont on ne s’imaginait pas si proche. Il est organisé de façon tournante.
« Cette année, nous sommes dans le village de Sakaby, l’année dernière, nous étions à Tounouma. Il y a deux ans de cela, nous étions à Kuinima. A la fin de la rencontre d’aujourd’hui, les aînés vont annoncer le village qui va accueillir l’organisation du Siénouman prochain », explique Michelle Dona Sanou, devant un plat de « to » (Ndlr : Un mets traditionnel fait à base de farine de céréale) accompagné d’une sauce (de feuilles) gluante et de soupe de poisson fumé.
Après ce régal, s’ensuit une dégustation de « Dolo » (boisson locale alcoolisée faite à base de sorgho) bien rouge que les fêtards du jour trinquent dans des petites calebasses. La journée est rythmée par les chants des griots au son du tam-tam.
Egalité et pacte de non-violence
A travers les rencontres annuelles, les membres du Siénouman arrivent à s’identifier et à plancher sur les règles définies par leur communauté. Notamment le pacte de non-violence qui est régi par le principe de l’égalité ou « Fassitala » (Ndlr : Tous les êtres humains sont égaux ou ont un lien commun en langue Bobo-Madarè), une valeur qui interpelle sur le devoir de bienveillance, l’amour du prochain et la protection mutuelle entre les membres au-delà de toute différence.
« Au sein de notre groupe, nous avons des membres d’autres ethnies et même des métisses. Mais, nous sommes une véritable famille. Quelle que soit votre ethnie, votre race ou votre bord religieux, le Siénouman vous accueille à bras ouvert à condition que vous soyez de bonne foi. Un vrai Bobo, ne sera jamais heureux s’il n’est pas considéré par ses pairs Siénouman », rétorque dame Dona.
Du Siénouman, le promoteur burkinabè des RECIS (festival de film), Eric Kibidoué Bayala retient un facteur d’intégration. « Dans la lignée de ma maman qui est Sanon, je me sens accepté. J’ai la grande chance de participer aux rites, aux cultes et tous les rituels des enfants de ma génération. », témoigne-t-il.
De la tradition à l’église
A l’image des autres villages Bobo, Sakaby a autant de Koukou (panier de trésors symbolisant le patrimoine du Siénouman) que d’ancêtres féminins. Celui des descendants de Sakabyssin est confié à la garde de Wobè Sanou.
Cette marque de confiance, elle la doit à son honnêteté infaillible. « Les Siénouman m’ont confié la garde de notre Koukou parce qu’ils savent que je suis à mesure d’y veiller avec le plus grand soin », affirme-t-elle fièrement.
Le 17 janvier 2024, le natif de Dioulassoba, Monseigneur Anselm Titianma Sanon, nous a confié que son « Koukou » familial siège au quartier Saint-Etienne. 80 ans plus tard, il se souvient comme hier du jour où il a été sauvé par le Siénouman. « A l’époque, j’avais 7 ans.
A la sortie de l’école…, je vois une troupe qui m’attendait. Ils ont commencé à me frapper à tour de rôle et je pleurais. L’une des filles qui passait a dit : C’est mon frère que vous frappez …. Ka Fassitala ! (Ndlr : Vous êtes égaux ou vous êtes liés). Effectivement, j’ai fini par savoir que nous avons le même Koukou ».
Ce salut, l’archevêque à la retraite l’a bien rendu au Siénouman. D’abord, en y mettant un coup de projecteur dans le cadre de ses travaux de recherche à l’université. Ensuite, en suggérant l’organisation des rencontres Siénouman les lundis de Pâques (jour férié) afin d’adapter ce rendez-vous annuel aux exigences d’une société de plus en plus moderne.
Enfin, le Docteur théologien de l’Institut de Paris et adepte de l’inculturation, a introduit un Koukou au sein de l’église en 1975. Pour lui, cette richesse culturelle épouse la vision du christianisme. Parce que, rappelle-t-il, « l’église, c’est bien-sûr des murs. Mais c’est aussi l’assemblée et surtout la communauté de ceux qui croient en Jésus-Christ ».
Pour signifier que le “Koukou“ de sa paroisse exprime ce qu’il y a de plus sacré, le théologien l’a formé avec les symboles de l’église (la croix, la bible, le vin et la communion). L’idée pour lui est de « montrer aux fidèles chrétiens qu’une fois baptisés, ces descendants d’Abraham appartiennent désormais à l’Eglise famille de Dieu ».
« Une exploration, du sens »
Rencontré, à l’institut Imagine, le 27 mai 2023, l’historien et cinéaste burkinabè Jean-Marie Gaston Kaboré, par ailleurs cinéaste et lauréat du prestigieux prix « Etalon d’or de Yennenga » (à l’Edition du FESPACO 1997), lui se réfère au 13ème siècle en établissant le lien entre cette initiative et la charte de Kouroukan Fougan ou charte du Mandé qui, dit-il, accorde une place honorable à la femme en tant que mère de l’humanité.
« C’est une exploration pour remettre du sens dans ce que chacun est, dans cette dualité entre les deux sexes qui ont besoin de coexister pour que l’humanité se perpétue », dit-il. Pour le cinéaste, plus chaque entité de Genre pourra recevoir pleinement sa part de légitimité, de respect et de reconnaissance, plus la société elle-même évoluera dans le bon sens.
« Et cela est d’autant plus nécessaire aujourd’hui avec une diversité de genre et de nouveaux enjeux sociaux qu’il nous faut apprendre à affronter sans négation pour les droits de ceux qui peuvent apparaître comme des minorités », estime-t-il.
Sur la question de l’égalité des sexes, Gaston Kaboré, trouve qu’il est primordial d’effeuiller davantage les diverses réalités et perceptions qui se sont sédimentées à travers le temps pour comprendre le statut réel de la femme dans nos sociétés.
Il s’interroge aussi sur la paternité supposée du patriarcat dernièrement attribuée à la culture africaine dans la mesure où l’excision qui, bien que traditionnellement présenté comme une culture africaine s’est révélée être plutôt une tradition grecque selon des recherches scientifiques.
Comment s’en inspirer ?
Pour Monseigneur Anselme Titianma Sanon, auteur du livre « Du Do au crédo » (qui évoque sa conversion de la religion animiste au christianisme), le monde fait l’objet d’un changement continu et il faut s’ouvrir à la modernité tout en gardant le meilleur des sources traditionnelles. Car, l’équilibre de la vie sociale nécessite la promotion de mesures inclusives qui valorisent l’homme et aussi la femme.
« Dans les sociétés patriarcales, la communauté peut instaurer un mécanisme de solidarité mutuelle régie par un groupe matrilinéaire qui va déterminer les symboles et les règles qui les définissent. Les sociétés matriarcales peuvent à leur tour l’adapter à leurs réalités afin de promouvoir la cohésion sociale », suggère-t-il.
De son côté, la présidente de l’Association des femmes juristes, Clarisse Nadembega/Zoungrana, estime que le Siénouman contribue à promouvoir l’égalité des sexes à travers les droits parentaux en permettant aux enfants de s’intégrer dans la culture de leurs deux parents.
Les revers
Malgré son potentiel à la création d’un peuple homogène, le “Siénouman“ n’est pas encore reconnu comme partie intégrante du patrimoine immatériel des Bobo-Madarè. Hormis son évocation sommaire dans certaines thèses estudiantines, aucune étude ne lui a encore été consacrée.
Selon la cheffe de Service du patrimoine vivant de la Direction générale de la culture et des arts, Marijac Sou/Zambelongo, le “Siénouman“ en tant qu’élément identitaire peut être identifié, inscrit à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel et classé sur la liste du patrimoine national conformément à « l’article 123 de la loi 022-2023/ALT du 8 août 2023 portant protection, sauvegarde et valorisation du patrimoine culturel ».
Mais pour y arriver, il faut d’abord soumettre son dossier à la Commission nationale du patrimoine culturel qui l’examinera sur la base de trois critères cumulatifs que sont « la fonction, l’ancrage communautaire et la transmission ». Une telle reconnaissance implique l’accompagnement de l’Etat en faveur des communautés pour sa sauvegarde.
Mais le manque de visibilité ne constitue que la face cachée de l’iceberg. Avant la modernisation de la société, cette richesse culturelle censée rétablir la dignité de la femme a aussi contribué à la violation de ses droits. Dans la notion du « Siénouman », la première fille de chaque épouse « revient » systématiquement à sa famille maternelle.
Si cette appartenance se soldait autrefois par un mariage arrangé ou forcé, de nos jours, elle implique encore l’accord préalable des oncles maternels pour le mariage des filles aînées.
L’historien Bruno Doti reconnaît que le “Siénouman“ doit être « débarrassé de ces désuétudes » pour s’ouvrir à l’universel que Joseph Ki Zerbo (1922‐2006, historien, professeur et homme politique burkinabè) compare au sommet d’une pyramide où toute communauté doit apporter le meilleur d’elle.
Coïncidence !
En plus de signifier la « mère » en langue locale Bobo-Madarè, le terme « Sié » désigne également une caverne, un gîte ou un lieu de retraite où les femmes âgées se retrouvaient momentanément dans la journée, pour se tenir loin des bruits quotidiens, profiter brièvement d’un calme inspirant et créer des paniers et autres articles utilitaires de la vannerie.
C’est à croire que cette coïncidence polysémique hisse, à son tour, la tradition du « Siénouman » en une forteresse solide qui brise la chaîne des inégalités de genre dans une société patriarcale.
Aminata SANOU
Correspondance de Burkina 24 à Bobo-Dioulasso
Enquête réalisée par Aminata Sanou avec le soutien de la CENOZO dans le cadre de la phase 2 du projet « Autonomisation des femmes journalistes du Burkina Faso.
Encadré : La femme considérée « étrangère » dans sa propre famille
Ngonndingamlemtogoto Alram Nguebnan ou « N’eut été (la venue de) ce fils, on allait continuer à souffrir de notre état d’orphelins », ce prénom Bantou que porte fièrement l’homme de culture Tchado-burkinabè est le symbole de la plénitude de ses géniteurs qui venaient de rompre enfin avec la douleur de leur situation d’orphelins précoces. Pourtant, ils n’étaient pas parents pour la première fois.
Des années plus tôt, le couple à la recherche d’une « famille » à travers la parentalité avait déjà accueilli leur premier enfant. Sauf que le nouveau-né de « sexe faible » leur laissait un bonheur au gout inachevé ; celui d’engendrer une fille ! En guise de soupir, elle est instinctivement nommée « Nous n’avons pas de famille ! », explique le directeur de la compagnie théâtrale « Le roseau » sise à Ouagadougou.
Loin de la terre des Bantous, à 1801 kilomètres de vol d’oiseau, le Burkina Faso, pays d’Afrique subsaharienne fait également partie des contrées où le concept du patriarcat prédominant conçoit la naissance d’une fille comme une perte identitaire. Car « appelée à partir et enrichir d’autres familles » au détriment de celle de ses pères. Dans la tradition Moaga (ethnie majoritaire du Burkina) par exemple, la naissance d’un bébé de sexe féminin est annoncée par l’utilisation du terme “Saana” (Ndlr étrangère) pour rappeler qu’elle est amenée à quitter sa famille pour celle de son mari.
Aminata SANOU
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