« Le journaliste-procureur, ou la tentation de la présomption de culpabilité » (3/4)

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Dans cet article, Muriel Berg réagit à l’interview accordée par Burkina24 à Touwendenda Zongo sur la problématique de la réaction de la Justice par rapport aux articles de presse qui révèlent des cas présumés ou avérés d’investigation. Dans le document subdivisé en quatre parties dont Burkina24 publie aujourd’hui la troisième partie, il pose le débat. Lisez donc.

III – Le fraudeur d’impôts, ce voleur innocent

Pour échapper au tribunal où la presse d’investigation voudrait systématiquement les faire comparaître, il faut absolument que le fraudeur d’impôts, le corrupteur/corrompu ou le détourneur de fonds publics ne soient pas des voleurs. Commence un long travail de fond pour que, à revers du Code pénal ou dans ses confusions, le voleur et le fraudeur relèvent de deux régimes de sanction différents. C’est parce que la presse d’investigation ne prend pas toute la mesure de cette argutie judiciaire qu’elle continue de s’étonner de voir les alertes qu’elle lance aboutir si rarement devant les tribunaux. On a le sentiment que le pragmatisme transactionnel tient en l’état le pénal dans toutes les matières de corruption, de détournement de fonds publics et de fraude, et que le recours au pénal signe en fait l’échec du transactionnel. La sanction ne pouvant plus être confondue dans un quelconque paiement, réelle ou symbolique, elle redevient automatiquement personnelle et donc pénale.

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Pour faire vite, on demeure d’autant plus loin de la prison, qu’on a les moyens de rembourser tout ou partie des sommes qu’on a subtilisées à l’État. On imagine combien de voleurs de poulets, ayant vent des récriminations de la presse d’investigation contre tous les procureurs du Faso à propos d’affaires de gros sous dormant dans leurs tiroirs depuis belle lurette, doivent se mordre les doigts de la malchance qu’ils ont eue d’avoir fraudé des poulets qui n’appartenaient pas à l’État…

Fraudeur d’impôts n’est pas voleur

Pour justifier le fait qu’on esquive aussi facilement le pénal en matière de corruption, de détournement de fonds publics et de fraude, les arguments sont nombreux, au premier rang desquels celui de la double peine, voire de la triple peine, si le contribuable ou l’agent indélicat a en plus des droits simples, payé les pénalités ou amendes, voire les intérêts de retard. Et le risque est si grand de voir une procédure judiciaire désavouée au motif qu’il ne serait plus possible de poursuivre le prévenu pour les mêmes faits, éteints par un paiement ou un commencement de paiement, que la prudence est de mise dans tous les parquets du Burkina Faso, d’autant plus que la réparation transactionnelle semble convenir à toutes les parties intéressées.

Des exemples de double peine existe pourtant au Burkina Faso. En cas d’absence non justifiée d’un salarié, non seulement l’employeur peut pratiquer une retenue sur le salaire selon le principe « pas de salaire sans travail », mais il peut de surcroît appliquer une sanction disciplinaire à raison du défaut de justificatif. Dans ce cas, on convient que le salarié n’est pas condamné deux fois pour la même faute, mais qu’il est fait application de deux régimes juridiques à une situation où la faute contractuelle et la faute disciplinaire sont parfaitement individualisées.

Dans l’absolu, le même phénomène d’enchevêtrement existe dans une situation de fraude fiscale, mais la primauté du principe de recette sur le droit disciplinaire rend impossible la sanction de la faute personnelle du contribuable dès lors que celui-ci paie ce qu’il doit ou ce que l’administration estime qu’il doit. Celui qui ne reverse pas la TVA par le truchement de fausses déclarations de son chiffre d’affaires et de dissimulations de ses recettes enfreint la loi fiscale du fait qu’il ne reverse pas et, à ce titre, doit s’acquitter des sommes soustraites, augmentées d’une pénalité et des intérêts de retard. Pour autant, les fautes personnelles commises préalablement ou simultanément par ce contribuable, à titre de moyens pour servir exclusivement ses intérêts financiers, ont-elles disparu ? Est-il impossible de les individualiser ?

Ne retenons que les qualifications minimales. Vol, puisque que cet argent prélevé pour le compte du Trésor public n’appartient pas au contribuable et qu’il l’a soustrait frauduleusement. Faux en écriture privée et usage de faux, puisque l’essentiel de la manœuvre consiste à faire de fausses déclarations de son chiffre d’affaires et à falsifier sa comptabilité. Abus de confiance, puisque le contribuable a trahi la confiance du Trésor public dans son mandat de recouvrer pour le compte de celui-ci la taxe sur le consommateur final. Ces fautes sont réelles, imputables au contribuable et intentionnelles ; leur cause ne souffre d’aucune ambiguité, puisqu’elles seules rendent possible le non-reversement des sommes prélevées. Mais a contrario de ce qui se passe pour le salarié convaincu d’absence injustifiée, aucune qualification pénale, ou si rarement, n’est jamais retenue dans le cas de la fraude fiscale.

Voleur, mais surtout innocent !

Dans le même temps où ils préservent le veau d’or de la manière transactionnelle, les services de répression de la corruption et de la fraude désamorcent le risque judiciaire qui pourrait menacer le contribuable dont ils ont la charge d’assurer la continuité de contribution aux recettes de l’État. La méthode est ancienne, qui consiste à ôter toute matérialité à la faute en dissipant son caractère intentionnel. Faire du contribuable indélicat une sorte d’Ève qui croquerait une pomme, parfois énorme de plusieurs milliards, sans qu’on puisse jamais déceler la moindre intention de mal faire dans ce comportement prédateur. Dénués de leur libre arbitre qui seul justifierait d’accomplir le mal par intention, le fraudeur ou le détourneur de fonds publics ne sauraient assumer la responsabilité de leur geste, ce qui ôte toute substance à une quelconque sanction personnelle, pour autant qu’ils s’engagent à remplacer la pomme ou le morceau dont ils ont abusé frauduleusement. Plus on matérialise la fraude fiscale, plus la faute personnelle devient intangible.

Dans ce monde d’innocence artificielle que l’on bâtit autour du fraudeur, celui-ci pourrait, à la limite, figurer une sorte de victime, de son comptable, de sa légèreté, de son ignorance, de la complexité de la loi, du service des impôts lui-même, parfois aussi de sa famille dont il faut, coûte que coûte, assurer l’entretien en bon père et qui constitue le nec plus ultra de l’absolution pénale en matière fiscale ; peu importe la légitimité de la cause pourvu qu’il rembourse sans être tourmenté par le juge. Le même traitement vaut pour les comptables, qui souvent travaillent dans l’illégalité la plus flagrante, sans être inscrits à l’Ordre — lequel ne songe pas même à  chercher querelle à cette multitude de son usurpation de titre, à séparer le bon grain de l’ivraie et à défendre des textes organiques pourtant obtenus de haute lutte —, et dont on ne recherche jamais la responsabilité pour ne pas compromettre la mécanique générale du recouvrement de la fraude et du détournement. On trouve aussi dans le Code des impôts la notion de contribuable de mauvaise foi, mais elle sert essentiellement devant les comportements exagérés ou récalcitrants à doubler les pénalités, jamais ou presque à déférer au parquet un contribuable qui finit par mettre la main à la poche. À y regarder de plus près, la mauvaise foi simule au moins un début de consentement à la fraude… La trilogie réalité, imputabilité et intentionnalité de la fraude a beau être réunie, rien ne se passe.

Dans cette fiction qui transforme le fraudeur d’impôts en voleur innocent, dont la majorité des acteurs concernés semble se satisfaire par efficacité financière, la justice n’a d’autre rôle à jouer que de figurer l’ultime menace sans jamais quasiment avoir à la réaliser, et la presse d’investigation, une sorte de claque à la manière de l' »idiot utile » dont Lénine déplorait les ravages anti-révolutionnaires, assez audacieuse pour révéler un dossier, mais jamais assez pugnace pour en renverser le cours judiciaire, au point qu’elle finit toujours par approprier ses mérites, comme ses détracteurs le lui demandent avec insistance, à ses seules bonnes intentions. Ainsi se perd la voie du pénal, dans le dédale des arrangements d’argent et de la course folle aux scoops.

L’État en victime consentante

Plus généralement, certains voient dans cette impuissance à prospérer de la justice républicaine, l’existence d’un système socio-économique s’imposant à tous et devant lequel il vaut mieux faire profil bas, si in fine on ne veut pas capitaliser toutes les rancœurs, y compris de ses alliés objectifs, et devoir passer à pertes et profits ce que l’on n’a de plus cher, à commencer par sa capacité à survivre décemment. Un système où la modération, le compromis ou le respect, selon la référence idéologique à laquelle on fait allégeance, produirait une vérité certes relative, mais tellement efficace qu’elle renverrait au magasin des accessoires les principes trop pétris d’universalité au nom desquels la presse d’investigation tempête tous les quinze jours au Faso.

Du point du modèle de développement à l’œuvre dans les pays africains d’obédience francophone au moins, la base de la seule productivité qui vaudrait aux yeux des entrepreneurs, à savoir celle de leur fortune en ors et en argents, en 4X4s, en riches demeures, en distractions somptuaires, en hectares illimités…, ce serait la corruption, le détournement, la fraude. Parole d’homme d’affaires à qui veut l’entendre, qu’aucun code, des Impôts, de la Douane, des Marchés publics, du Travail…, n’aurait jamais fait la fortune de qui que ce soit, et pas même de l’État pour lesquels ils sont pourtant taillés sur mesure, ce qui serait la preuve fatale à opposer à ceux qui garderaient un brin de conscience civique ! 

Le raisonnement se clôt par cette vérité résolument pragmatique : s’il doit y avoir une victime autant que ce soit l’État, somme toute assez consentant pour réagir si peu ; et s’il doit y avoir des bénéficiaires autant que ce soit tous ceux qui assurent la pérennité d’un système qui dure depuis la nuit des colonies. D’évidence, si la corruption, le détournement et la fraude étaient mortels pour l’État, celui-ci ne serait plus depuis longtemps et tous ceux qui sont attachés à sa survie comme garantie à leur propre survie se seraient déjà levés avec la dernière énergie pour exterminer jusqu’aux derniers ces agents pathogènes. Pour l’essentiel, le financement de l’État étant assuré par toutes sortes de bontés extérieures, où la contribution intérieure est structurellement vouée à la portion congrue, ainsi qu’en donne une illustration édifiante le montage financier du PNDES, le coup de grâce ne saurait, pour le sens commun, venir des délinquants en col blanc, aussi gourmands et égoïstes soient-ils.

Du spectacle avant tout

Dans ce système dont la perversité assurerait la pérennité, quel rôle bénéfique tient la presse d’investigation, au point de lui garantir de pouvoir jouer le trublion sans jamais payer le prix de ses impertinences ? Pourquoi, alors qu’il est inscrit dans son ADN d’en être le premier pourfendeur, y trouve-t-elle une place choyée, et de quoi assurer son existence économique ? Pourquoi tire-t-elle dividende de ce qu’elle dénonce, alors qu’elle cherche à retirer le pain de la bouche de tant de gens, qui rêvent de lui faire subir le même sort ? Guy Debord répondrait, parce qu’elle est l’artisan du spectacle dont le système a besoin pour assurer son déploiement dans toutes les consciences, y compris et surtout les plus réfractaires à sa cause. Tout se résumerait donc à un jeu de rôle, où chacun viendrait tour à tour au centre de la piste exécuter quelques pas de danse convenus, les uns vociférant à la manière cathartique des Grecs anciens, les autres arborant un calme olympien les bras surchargés des tables de la loi, et tous retournant à leurs commodités de vie à la fin de le représentation, applaudis côté cour comme côté jardin, par le reste de la société, satisfaite d’une si belle joute.

Le pire pour un promoteur de spectacle, ce n’est pas d’avoir une salle hostile, faisant la claque à chaque réplique ou troublant sans cesse l’attention des autres spectateurs ; non, car devant une salle déchaînée, l’enjeu d’acteur reste entier, celui-ci peut se battre pour le texte, défendre son jeu et imposer la mise en scène jusqu’aux derniers mots. Le pire, c’est une salle vide, tellement vide que les comédiens doutent d’eux-mêmes au point de perdre le goût du métier, de jeter l’habit et même de vouloir en changer. Ainsi de la presse d’investigation qui doit assurer une sorte de spectacle dont le public est à la fois constitué par ses propres lecteurs et l’ensemble de la société à la maîtrise de laquelle sont intéressés les pouvoirs publics et l’autorité de justice. Et ce public hétérogène, elle doit le tenir en haleine par salles entières pour espérer remplir proportion les caisses de ses journaux dont dépend sa survie économique.

Réussir cet exercice périlleux impose de ne pas se tromper de programme et d’éviter de faire chou blanc trop souvent. Pas question de mettre au pilori de ses enquêtes des individus et des histoires désespérément ordinaires qui pourraient concerner le public lui-même, lui donner le sentiment qu’il serait simultanément dans la salle comme spectateur et sur la scène comme accusé. Il faut des histoires extraordinaires, qui touchent à un monde inaccessible, dans les hautes sphères, mettant en jeu des sommes incommensurables à celles que peut gagner un citoyen normal pendant sa vie, avec des personnages qui cristallisent un cocktail détonant d’envies et de haines. Au sens propre, un dépaysement mental.

À chacun sa présomption

Pour cela, il ne faut pas s’embarrasser de trop de principes, qui finissent par rendre impossible la narration de quelque histoire que ce soit, à la manière des constitutions qui avec le sacro-saint principe de la présomption d’innocence appellent les citoyens à assister à des procès d’innocents, ou à des exécutions sans exécuté. Quelle drôle d’affiche pour un spectacle… Non, pour être de plain-pied dans la réalité vraie qui seule enthousiasme les lecteurs, il faut prendre quelque liberté avec l’ordre constitutionnel, sans le renverser, juste le temps nécessaire pour assurer le spectacle dont la première a lieu tous les quinze jours. Le ressort secret de la presse d’investigation, c’est la présomption de culpabilité, cette manière de vraisemblance qui est le cœur battant de toutes les fictions réussies. La ligne de démarcation entre journaliste d’investigation et le juge, c’est donc la présomption, qui d’un côté vaut pour la culpabilité, et de l’autre, pour l’innocence, présomption dont chacun use, de manière avouée, au nom de ses intérêts ou de ceux que la société leur demande de défendre pour le bien de tous.

Pourquoi la fraude, et donc ce voleur innocent qu’est le fraudeur d’impôts, trouve si peu grâce aux yeux du journaliste d’investigation ? Parce que le paiement du premier franc le rend ipso facto innocent aux yeux de l’opinion publique, qui pour une grande partie participe de petits « crimes » similaires dans son travail, sa vie ou sa famille. La seule présomption qui vaut étant la culpabilité, tout ce qui va à l’encontre ou risque d’y aller, compromettra le succès du spectacle et n’a donc pas droit au chapitre dans le monde spectaculaire de l’investigation. En revanche, dans ce jeu de miroir entre la vraisemblance absolue du journaliste et la vérité relative du juge, la corruption est le sujet rêvé, qui fait consensus du bas en haut de l’échelle sociale, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, une sorte de fantasme suprême qui se sublime dans des chiffes astronomiques, des intrigues inextricables, des personnages sulfureux dont chacun voit passer les 4x4s en ville, la villa pousser comme un château, la fille faire un mariage éblouissant et la famille élargie s’aligner à tous les pèlerinages du monde, avec une envie dont le plus doué des prêtres n’obtiendra jamais la confession, mais une envie si grosse et si pressante, que si l’occasion se présentait la majorité s’y verrait comme un gant ! La corruption est le sujet par excellence, et la fraude, le tabou suprême.

Le maître des horloges et sa victime

Derrière cette divergence de présomption qui oppose le journaliste et le juge, le champ de compétence du premier est exactement limité par celui du second, un peu comme la liberté d’un citoyen s’arrête là où commence celle d’un autre. La même ligne rouge sépare les objectifs que l’un et l’autre poursuivent dans ce jeu de rôle organisé pour assurer la stabilité des institutions républicaines et de la société où ils évoluent ensemble. Le journaliste à travers la présomption de culpabilité œuvre à la manifestation de la vraisemblance dont le spectacle de l’investigation a besoin pour trouver son public, et le juge à travers la présomption d’innocence œuvre à la manifestation de la vérité dont le spectacle de la justice a besoin pour conserver la confiance de tous les citoyens et contenir l’instinct de talion.

Si la presse d’investigation et la justice sont si souvent à couteaux tirés, comme le déplore Touwendenda Zongo, c’est que la vérité judiciaire, procédant à charge et à décharge, se construit le plus souvent contre la vraisemblance que tente d’imposer chacune des parties intéressées, au nombre desquelles s’inscrit le journaliste d’investigation pour parvenir à faire son travail d’information. Le principal reproche que l’on fait à la justice, sa lenteur, en est directement tributaire. Avec la présomption d’innocence, il n’y a jamais d’urgence, le temps est étirable à l’infini dans le bureau d’un juge d’instruction qui doit patiemment démonter et remonter chaque pièce du dossier, et c’est précisément dans cet infini que peuvent prendre forme toutes les solutions alternatives au pénal que privilégient les services de contrôle et de répression dans les cas de corruption, de détournements et de fraudes dénoncés par la presse d’investigation. Au contraire, avec la présomption de culpabilité il y a toujours urgence, le temps n’est jamais étirable, tout est à 100 à l’heure, chronométré au millième, comme le journaliste lui-même, parce que le scoop a une durée de vie extraordinairement limitée, qui n’excède jamais la durée qui sépare deux ou trois spectacles. Le juge est le maître des horloges, là où le journaliste d’investigation en est la victime perpétuelle.

➞ À suivre : Le journaliste-procureur, cette figure à haut risque [4/4]

Muriel Berg

Conseil en stratégie, marketing, design global

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