Tribune : « Deux philosophes africains oubliés de la période moderne : Zara Yaqob et Anthony William Amo »
Ceci est une tribune de Kpagnawnè MEDA Domètièro Anissé intitulée « Deux philosophes africains oubliés de la période moderne : Zara Yaqob et Anthony William Amo ».
Le temps, qui passe, sasse et ressasse tout sur son passage. Il peut altérer et peut même ainsi détruire la mémoire. Aussi beaucoup de faits marquants ou non ont-ils été oubliés sous l’effet de l’usure du temps. Pourtant, il existe des événements et des données du passé qui résistent au courant irréversible, nihiliste et destructeur du temps ; ce sont, par exemple, les œuvres de l’esprit qui nous aident à nous rendre comme contemporains du présent, certes mais aussi du passé récent et reculé.
Grâce à ces productions conservées par l’histoire, nous pouvons, par exemple, ‘’discuter’’ avec Socrate, ‘’douter’’ avec Descartes, ‘’goûter’’ ou apprécier des aliments avec Confucius ou ‘’jouir’’ du bonheur avec Epicure etc. En d’autres termes, nous continuons d’entretenir des conversations avec ces Anciens ou Ancêtres au travers de leurs productions intellectuelles.
Et qu’en est-il avec Zara Yaqob et avec Anthony William Amo ? On entend presque jamais parler de ces deux personnages ; pourtant ils ont produit, intellectuellement, des œuvres, ils sont des penseurs, rationalistes et contemporains de René Descartes ; ce sont même des têtes d’affiche qui ont contribué à préparer et annoncer le Siècle des Lumières. Si ces deux penseurs sont muets dans nos actualités africaines, dans nos discours, nos débats et dans nos cours, c’est qu’ils ont été oubliés dans les pages de l’histoire.
Or on oublie ce que l’on a appris. Or on oublie ce qui est non essentiel, sauf dans le cadre des manifestations de l’inconscient psychique freudien. Si les pensées de ces Africains n’ont pas connu de divulgation et de popularité, est-ce parce qu’elles sont vraiment non importantes ? Qui sont donc Zara Yaqob et William Amo ? Quelles sont les idées qu’ils ont défendues ? Cette tribune sera donc consacrée à la présentation de ces deux vénérables philosophes africains ainsi que leurs idées.
Zara Yaqob naît en 1599, au nord de l’Ethiopie. Ses parents sont des agriculteurs et éleveurs ; ils vivent modestement de ces productions familiales ; mais cela ne les empêche pas de mettre leur fils à l’école et de l’aider à pousser loin ses études. D’une intelligence pétillante, le jeune Zara est vite repéré par ses éducateurs qui insistent pour que, pendant quatre ans, il étudie la rhétorique, la poésie et la philosophie ou le raisonnement critique. Puis, pendant dix autres années, le fils du fermier étudie la théologie selon les principes de la doctrine de l’Eglise copte orthodoxe ambiante. Enfin, il finit par être un enseignant dans la même région.
Mais en 1630, Yaqob est contraint à prendre le chemin de l’exile lorsque l’empereur Susneyos d’Ethiopie oblige tous les Ethiopiens à embrasser la religion et la foi catholiques en lieu et place de la foi orthodoxe éthiopienne ; il est obligé de fuir parce que sa tête est mise à prix. En effet, il était décidé à affirmer son identité de libre-penseur et continuait de déclarer qu’aucune religion n’était plus légitime qu’une autre.
Il fuit vers le sud de l’Ethiopie et s’installe dans une caverne, en plein désert ; il y vit en tant qu’ermite pendant deux années. C’est donc au cours de ces deux années de retraite qu’il élabore, en tant que philosophe croyant, ses idées de rationaliste. Son œuvre autobiographique phare, Hatâta (1667), est le condensé de ses idées. Mais ce qui est très intéressant à relever dans cette œuvre se situe en trois points.
Le premier point concerne la position de Zara Yaqob par rapport aux religions. En vérité, en affirmant l’égale légitimité de toutes les religions du monde, il apparaît comme le pionnier qui va inspirer les philosophes des Lumières sur la tolérance religieuse. Sa pensée est d’actualité brûlante si l’on s’en tient seulement à l’intégrisme religieux dont les effets sont ravageurs au Burkina et dans le monde.
Yaqob prévenait déjà son pays, l’Ethiopie, contre l’intolérance religieuse. Le malheur des religions, écrit-il, est que chacune croit qu’elle doit être la seule à détenir la foi véritable et, par conséquent, les autres ne sont que des ‘’religiophèmes’’ ou des pseudo-religions. C’est avec déception qu’il fait faire cette remarque : « En effet, chacun dit : ‘’Ma foi est la vraie : ceux qui croient en une autre foi professent un mensonge et sont les ennemis de Dieu ».
Cette intolérance religieuse, que Voltaire qualifiera de ‘’cancer du cerveau’’ quelques années seulement après (cf. Dictionnaire philosophique, article « Fanatisme », coll. « GF », Flammarion, 1961) est curieusement et malheureusement nourrie par Descartes en 1641 dans Méditations métaphysiques; l’autre malheur des religions est de croire que tout le monde doit se soumettre à une foi (religieuse), qu’il ne doit pas avoir d’athées ; dans ce sens, Descartes trouve les athées ou ceux qui ne partagent pas la même religion que lui « plus arrogants que doctes et judicieux » ; John Locke (1632-1704) plante clairement le décor en écrivant dans Lettre sur la tolérance (1689) que « ceux qui nient l’existence d’un Dieu ne doivent pas être tolérés ».
Voici comment un Africain était très en avance sur ces contemporains européens en matière de lutte contre les extrémismes religieux. Ce combat, Yaqob le menait en se fondant totalement sur la raison.
Le deuxième point à relever dans les pensées philosophiques de notre auteur est justement qu’il croit solidement en la primauté de la raison en tout et partout. En fait, le philosophe s’érige contre ses compatriotes qu’il juge être plus enclins à la crédulité et à la paresse intellectuelle ; il trouve qu’ils ne veulent pas réfléchir par eux-mêmes, qu’ils croient plus à la superstition et aux vendeurs d’illusions.
Ce disant, l’auteur affirme que tout le monde peut et doit toujours réfléchir puisque chacun est doté d’une raison d’égale valeur. A travers ses prises de position, on voit poindre à l’horizon la même idée qui sera reprise pour fonder, pendant les Lumières, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789) puis la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et des Peuples (1948).
Que cette idée lumineuse tonne et détonne déjà au XVIIe siècle, c’est dire que son porteur était un génie et un intellectuel téméraire ; téméraire parce qu’il savait qu’il risquait sa vie en affirmant l’égalité de tous les humains dans une partie du continent où de puissants arabes et quelques Mahométans pratiquaient l’esclavage ; et face aussi à une partie du monde (Occident) où il était simplement admis que toutes les races d’hommes ne sont pas égales ; c’est dire aussi que les Lumières ont véritablement débuté avec l’Africain Yaqob et non avec l’Européen Descartes ; parce que le premier avait une haute estime de l’humain et des valeurs de la liberté, de l’égalité et de la solidarité tandis que le deuxième avait une vision un peu déviée et déviante sur ces valeurs précitées.
Dans tous les cas et contre toute attente, cette dynamique enclenchée par Yaqob en faveur de l’égalité de la raison chez les hommes sera soumise à une déshérence par les Occidentaux, pendant deux siècles, au moins ; en clair, le siècle suivant, des idées sombres et racistes seront proférées par ceux que le monde considère comme des gens ‘’bien éclairés’’, des gens des Lumières.
Par exemple Hegel (1770-1831), Kant (1724-1804,) Voltaire (1694-1778), David Hume (1711-1776) soutiendront l’inégalité des hommes face à la rationalité ; tous situeront la supériorité de la raison ‘’blanche’’ en Occident. Mais pas en Afrique ni en Asie. Ces idées racistes seront relayées, dès les XIXe et XXe siècles, par Gobineau (1816-1882), Lévy-Brühl (1857-1939), Heidegger (1889-1976), George Gusdorf (1912-2000) etc. Par exemple, selon Voltaire « si l’intelligence des Africains n’est pas d’une autre espèce que la nôtre, alors elle lui est fort inférieure » ; Hume dit : « je suspecte les Nègres et en général les autres espèces humaines d’être naturellement inférieurs à la race blanche.
Il n’y a jamais eu de nation civilisée d’une autre couleur que la couleur blanche, ni d’individu illustre par ses actions ou par sa capacité de réflexion » ; et pour Kant, la différence fondamentale entre les Blancs et les Noirs « semble aussi importante en ce qui concerne leurs facultés mentales que leur couleur ». En considérant ces propos, qui donnent des haut-le-cœur, on doit estimer que l’Africain d’Ethiopie a été plus rationaliste, plus visionnaire et plus humaniste que son aîné Descartes et alliés; du reste, l’intitulé de l’article de Dag Herbjornsrud est plus qu’évocateur, il est une vérité : ‘’Zara Yaqob, plus fort que Descartes’’, titre-t-il.
En retenant, en troisième point, que Zara Yaqob proclame l’égalité entre les hommes, cela n’est pas une répétition ; nous insistons qu’il a rationnellement démontré l’égalité entre les humains, hommes et femmes ; tous étant fils du même père, il ne saurait y avoir une hiérarchisation entre les enfants de Dieu. Il combat toute discrimination fondée sur la raison car, argumente-t-il, « Tous les hommes sont égaux en présence de Dieu.
Et tous sont intelligents, puisqu’ils sont ses créatures » ; lui-même demande en mariage une pauvre servante, nonobstant le principe moral qu’on lui opposait à savoir qu’une servante ne pouvait être l’égale d’un homme instruit ; après le mariage, Yaqob déclare à sa femme Hirut qu’elle n’est plus servante mais son égale tant sur le plan intellectuel que sur le plan conjugal : « L’homme et la femme sont égaux dans le mariage », déclare-t-il ; il aime de tout cœur sa femme, la respecte et la valorise, et demande à ses compatriotes d’en faire pareil avec toutes les femmes; il refuse que, par le truchement de la religion (judaïsme, christianisme, islam), la femme soit considérée comme un être impur pendant la période des menstrues et que les relations sexuelles soient vues comme des souillures ; Ce disant, Yaqob dénonce, précisément, les principes édictés par Moïse dans l’ancien testament de la Bible.
Cette propension à protéger et valoriser la femme n’a jamais existé même chez les Anciens de l’Antiquité européenne. Nous devons nous souvenir, en effet, qu’en Grèce antique, à Athènes notamment, les femmes étaient exclues des débats; et même un siècle après Yaqob, cette propension ne va pas aussi servir de leçon à des ‘’éclairés’’ occidentaux comme Kant ; ce dernier soutient l’idée que la femme accorde peu d’importance à la réflexion ; et il voit en la femme un pur objet sexuel.
Dans les faits, Kant avait une conception dégradante de la femme ; il écrivait dans Leçons d’éthique que « L’inclination qu’a un homme pour une femme n’est pas dirigée vers elle parce qu’elle est un être humain, mais parce qu’elle est une femme ; le fait qu’elle soit un être humain le laisse indifférent ; son sexe est le seul objet de son désir.» ; cette manière de considérer la femme est étriquée et est vilement phallocratique. Dans Hatâta, Yaqob dénonce la pratique de l’esclavage de son époque, pointant d’un doigt accusateur une loi mahométane d’alors : « Les Mahométans disent qu’il est juste d’aller acheter un homme comme s’il était un animal. Mais avec notre intelligence nous comprenons que cette loi mahométane ne peut venir du créateur de l’homme qui nous a faits égaux comme des frères, de sorte que nous appelons notre créateur notre père ».
En s’éveillant à ce recours permanent à la raison de Yaqob pour argumenter toutes ses prises de positions, les esprits avertis comparent Yaqob à Descartes qui est son ainé de trois ans ; en n’épargnant rien dans ses critiques et en faisant une part exclusive à l’argumentation rigoureuse, Hatâta (1667) est souvent assimilé au Discours de la méthode par nombre de penseurs. Hatâta est un véritable traité philosophique.
Pour tout dire, Yaqob, dans ses réflexions, a obéi à tous les critères du questionnement philosophique à savoir la totalité des sujets à débattre, la radicalité dans le jugement et le besoin vital de réfléchir et d’apporter de la lumière dans les zones d’ombre. De son vivant, il connaît le respect et les honneurs ; il meurt en 1692, à l’âge de 93 ans. Voilà Zara Yaqob ou le premier philosophe abolitionniste sur le continent africain (et probablement dans le monde) ! Voilà Zara Yaqob, plus fort que Descartes ! Et voilà Zara Yaqob ou le Voltaire éthiopien, le Voltaire en mieux ! Alors une telle lueur devait-elle être mise sous le boisseau ? Un tel homme précurseur des Lumières devait-il vraiment être ‘’oublié’’ ou mis dans les oubliettes ? La mémoire d’Anthony William Amo, qui naît un siècle après Yaqob, subira-t-elle ce même sort ?
Tout ce que nous allons dire ici sur Amo, nous le devons à Yoporeka Somet(1963) ; Yoporeka Somet est un jeune philosophe et égyptologue qui a écrit un livre dans lequel il fait une présentation exclusive du philosophe africain W. AMO et de ses œuvres ; cet ouvrage s’intitule : Anthony William AMO, sa vie et son œuvre (Téham éditions, 2016); l’auteur y présente AMO comme étant né vers 1703 au Ghana actuel et mort en 1758; relevant de l’ethnie des Akans, il a été conduit dès l’âge de trois ans en Hollande, pour ensuite être offert en cadeau au duc de Wolfenbüttel, comme un objet. En clair, AMO a probablement été kidnappé comme nombre d’enfants à l’époque et vendu comme un esclave ; fort heureusement, il n’a jamais été considéré comme un esclave par le duc et sa famille, qui ont assuré son éducation avec « l’attention, la considération et la protection dont aurait pu bénéficier tout autre membre de cette auguste famille ».
Le 09 juin 1727, il s’inscrivit à l’université de Halle pour des études de droit et où avait déjà professé le mathématicien et philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716). Il y soutiendra sa thèse de doctorat en 1729. En 1734, il soutient une deuxième thèse de doctorat en philosophie à l’université de Wittenberg où il apprenait aussi la psychologie et la médecine. De toute cette formation universitaire pluridisciplinaire en langue classique (il maîtrisait l’hébreu, le grec, le latin, le français, le haut et le bas allemand), en droit, en philosophie, en psychologie et en médecine, c’est la philosophie qui l’a le plus marqué, la philosophie d’influence wolffienne. (Christian WOLFF (1679-1754) a été l’un des plus célèbres élèves de Leibniz).
AMO, en droit, a été l’un des tout premiers philosophes abolitionnistes de l’esclavage et de la traite négrière en Europe. En effet, sa première thèse en droit intitulée De jure Maurorum in Europa (Sur le droit des Noirs en Europe) était un combat intellectuel qu’il menait contre la traite négrière et l’esclavage en Europe, en s’adossant sur la loi romaine de 1724, sur la tradition et sur la raison. En effet, tout noir était considéré comme esclave, en Europe ; or depuis la fin du Moyen-âge, il était dit qu’aucun homme dans aucun Etat européen ne peut être privé de sa liberté. Amo démontre alors dans sa thèse que les Noirs étant des êtres humains comme d’autres, il n’y a pas de raison qu’ils ne puissent pas tous jouir des mêmes droits que les Européens, sur le sol européen.
Cette dissertation faite en 1729 est considérée comme perdue, miraculeusement, des rayons des archives des universités du monde ; dans le même temps, il remporte une procédure judiciaire « engagée par lui-même au nom de sa famille, en faveur de son frère jumeau ATTA, déporté comme esclave au Surinam ». Sa thèse, probablement la première en droit en Europe, dénonçant l’esclavage ne semble pas avoir influencé les principaux penseurs des Lumières plus tard au XVIIIe siècle, comme les racistes blancs David Hume (1711-1776),Emmanuel Kant (1724-1804), François-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) ou encore John Locke (1632-1704).
En philosophie, sa thèse était intitulée De humanae mentis apatheia (De l’apathie de l’esprit humain). Le problème traité par cette discussion est une question classique de la métaphysique, à savoir le rapport entre le corps et l’esprit. Comme Platon et Descartes, Amo reconnaît que l’homme est fait de corps et d’esprit ; mais contre eux, et surtout contre Descartes pour qui l’âme agit avec le corps et ressent ce qu’il ressent, le jeune Amo défend que l’âme est incapable d’éprouver ce que le corps éprouve ; elle prend seulement connaissance de ce qui arrive à ‘’son’’ corps : blessures, plaies, morsures, piqûres, égratignures etc.
Cette connaissance n’étant pas pénible, l’âme ne pourrait pas souffrir de ces blessures et autres lésions du corps : « nous concédons que l’âme agisse avec le corps au moyen d’une union réciproque, mais nous nions qu’elle éprouve ce qu’il éprouve ». En clair, ce n’est pas parce que notre âme est logée dans un corps qu’elle est affectée par tout ce qui affecte le corps. L’âme est apathique ; la sensation et la faculté de sentir appartiennent au corps. Toujours en philosophie, Amo adopte un point de vue original sur la définition de la philosophie.
Dans son manuel de cours rédigé puis édité en 1738 sous le titre « De arte sobrie et accurate philosophandi » (Traité sur l’art de philosopher avec simplicité et précision), il déclare : « Les philosophes qui définissent de nos jours la philosophie uniquement comme un acte de l’intellect, en en excluant le côté pragmatique, font erreur. La philosophie n’est rien d’autre que la sagesse, vertu qui consiste dans l’exercice permanent de la vérité.
De là cette définition qu’ont donnée les Anciens : la philosophie est la science des choses sacrées et des choses humaines ». De cette définition, on retient que la philosophie n’a pas qu’un seul versant à savoir la philosophie spéculative, mais désormais deux côtés dont le versant intellect ou théorique et le versant pratique ou pragmatique ; il s’agit de deux faces d’une même médaille : la spéculation n’a de sens et de chance que si elle vise l’action.
Alors que l’on était habitué à dire que la philosophie, tout comme l’art, est sa propre fin, que son utilité est de ne servir à rien, Amo nous apprend maintenant que la philosophie vise l’utilité et non l’inutilité, que « le but de la philosophie est la conservation et le perfectionnement de l’espèce humaine ». Ainsi, s’il est avéré qu’il n’y a pas de dignité dans une activité qui ne sert à rien, alors la dignité de la philosophie ne peut et ne saurait se trouver dans son inutilité.
De par son éducation dans le château du Duc et de par sa formation exclusive dans les universités occidentales, le philosophe Amo est considéré comme un aliéné culturel par certains auteurs africains, tel Paulin Hountondji (1942). Parce que ses écrits et ses enseignements philosophiques sont dans une langue étrangère et ne s’inspirent en rien de l’Afrique.
Mais pour Yoporeka Somet, c’est un mauvais procès contre le philosophe ghanéen car, en cela, il n’est pas différent de ses homologues africains actuels qui, eux aussi, n’écrivent pas et d’enseignent pas dans leurs langues maternelles ; contrairement à ces derniers et à son corps défendant, on dira qu’Amo ne pouvait qu’écrire en latin, la langue de culture de l’Europe d’alors. De ce point de vue, Amo est Africain de naissance et de pensées ; lui-même s’est senti africain et s’est proclamé africain à travers son nom d’emprunt qu’il a affiché sur son premier ouvrage De jure Maurorum in Europa.
Ce nom était‘’ Amo-Guinea Afer’’ qu’on peut traduire par ‘’Amo l’Africain de Guinée’’. Il est aussi africain de productions intellectuelles. Sur ce dernier point, on fera remarquer que le philosophe a montré son attachement à la justice, c’est-à-dire dans sa défense des opprimés qu’étaient ses frères noirs d’Afrique ; il l’a fait à un moment où le racisme avait pignon sur rue européenne ; sa première thèse en droit était ainsi consacrée à la défense des Africains esclaves en Europe (cf. « De jure Maurorum in Europa »).Cette dissertation aura eu pour effet de donner des possibilités aux Noirs esclaves d’intenter des procès contre leurs maîtres respectifs et de les remporter, sur toute l’étendue du territoire européen (Angleterre, France etc.).
On retrouve l’africanité d’Amo dans ‘’Tractatus de arte sobrie et accurate philosophandi ‘’ (traduit par ‘’Traité sur l’art de philosopher avec simplicité et précision’’) ; on y découvre une méthodologie et des prises de positions similaires aux maximes des anciens égyptiens, notamment les « Maximes » de Ptahhotep; ainsi, tout comme Ptahhotep, Amo a conseillé d’avoir la sagesse de ne pas dire la vérité n’importe comment, n’importe où et à n’importe qui ; d’éviter toute passion et tout calcul d’intérêt individuel, d’éviter le bavardage inutile et d’avoir surtout le sens de l’écoute qu’il appelle « la vivacité d’esprit» ; il est même allé jusqu’à conseiller de ne pas contredire les aînés ou ceux dont on est l’obligé.
Enfin, la pensée et l’ancrage africains de ce Ghanéen ont même été repérés, salués et valorisés par le Recteur Johann Gottfried Kraus et le Président de l’Université de Wittenberg à l’occasion de la soutenance de sa thèse. Ainsi le Recteur Kraus insistera sur l’apport africain à la Renaissance européenne en ces termes : « Lorsque les Maures venus d’Afrique traversèrent l’Espagne, ils emportèrent les savoirs des penseurs anciens, tout en contribuant largement au développement des lettres, qui émergeaient alors peu à peu des ténèbres ».
Amo est ainsi une figure importante du siècle des Lumières en Allemagne ; un homme attaché à sa terre Axim, au Ghana, car il y retourne auprès des siens ; ces derniers le considèrent comme un sage doué de la science divinatoire et vénéré comme tel par ses compatriotes ghanéens. Mais, probablement pour son zèle à défendre ses compatriotes noirs (selon Y. Somet), Amo fut détenu au fort San Sébastian de Shama, jusqu’à sa mort en 1758. Un tel monument intellectuel annonciateur de la période moderne (européenne notamment) devait-il être victime de tant d’indifférence des ‘’philosophes du monde entier ?
En guise de conclusion, nous voudrions nous résoudre à poser trois questions et à lancer une supplique. Voici la question : Que sont devenus Hatâta, De jure Maurorum in Europa, De humanae mentis apatheia et Tractatus de arte sobrie et accurate philosophandi ? Négligés et Oubliés ? Si oui : Pourquoi ont-ils été comme négligés et oubliés, pourtant ? C’est un débat à part entière qu’exigent ces interrogations. Mais nous y reviendrons, ultérieurement ! Quant à la supplique, elle est en direction des Africains : La renaissance et la dynamique africaines dépendent entièrement de nous.
Et cela n’exige pas forcément que nous montions sur nos grands chevaux. Commençons par encourager l’utilisation de références bibliographiques africaines et des cadres théoriques provenant du continent, en général; commençons par savoir formuler et utiliser les citations et les maximes africaines, aussi; ce faisant nous valoriserons les idées et les pensées d’intellectuels africains, exerçant dans les domaines les plus variés.
En effet, en lisant, en citant et en faisant parler les auteurs philosophes, intellectuels, savants et artistes africains dans nos débats, nos travaux et dans nos leçons, nous les valorisons certes, mais surtout nous comprenons et faisons comprendre mieux notre milieu, notre époque et promouvons le savoir, le savoir-faire et le savoir-être africains comme il en a existé depuis la nuit des temps et en existe toujours. Même si ces citations, proverbes et dictons d’Afrique doivent demeurer des pensées à penser, et pas à révérer.
Auteur : Kpagnawnè MEDA Domètièro Anissé ([email protected])
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