Tribune | « La condition d’être père chez l’homme Dagara stérile : Pratiques sociales et lectures psycho-philosophiques » (MEDA Domètièro Anissé, professeur certifié de philosophie)

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En pays Dagara, la paternité n’est pas qu’une affaire biologique mais un enjeu social et symbolique majeur. Face à la stérilité masculine, considérée comme une atteinte à l’honneur et à la survie du lignage, la tradition a mis en place des pratiques telles que le Bidira (don d’enfant au frère stérile) ou le Sèn-sèbla bié (enfant issu d’une union adultérine arrangée). Dans cette tribune-étude, le philosophe Domètièro Anissé Méda explore les fondements sociaux, psychologiques et philosophiques de ces mécanismes qui permettent à « Dè hặặn », l’« homme non productif », d’accéder malgré tout au statut de père.

Dans la tradition, en pays Dagara, pouvoir participer à assurer la survie et la consistance du lignage constitue une préoccupation majeure. Or c’est la naissance de nouveaux êtres humains qui fonde l’univers familial et lignager Dagara, qui évolue dans un système patrilinéaire. On ne peut en faire partie que si l’on y est né (Erny, 1968).

Ainsi, avoir une progéniture, c’est être un membre actif de son clan que l’on développe, c’est se préparer, aussi, à survivre à sa propre mort. De ce point de vue, la capacité de mettre au monde des enfants va hanter les esprits des hommes, en particulier. Le problème de fertilité de la femme est moins angoissant pour la famille, parce qu’il existe la polygamie, de jure et de facto, qui autorise l’homme à prendre une autre femme pour concevoir et mettre au monde des enfants.

Mais pour ce qui concerne l’homme, censé transmettre son patrimoine génétique, culturel et familial à un ascendant, la stérilité affecte son amour-propre (Bourdet-Loubère & Pirlot, 2013 ; Erny, 1968). Homme stérile se dit en dagara « Dè hặặn », ce qui se traduit littéralement par « Homme non productif ». Alors, comment aider l’homme déclaré stérile à devenir père et à jouer son rôle de membre actif du groupe clanique ?

Socialement et sociologiquement, cette question a été réglée par la communauté d’origine : l’homme devient père au prix des pratiques du « Bidira » ou du « Sèn-sèbla bié ». Mais qu’est-ce à dire, concrètement ? Une chose est d’avoir un enfant, mais une autre est, pour cet homme, de pouvoir construire son identité de père à partir d’un enfant qu’il sait issu hors de sa personne biologique.

Quel est donc le mécanisme mis en place pour cet effet ? Toutes ces interrogations préfigurent l’objectif de l’étude, qui est d’indiquer et expliquer les pratiques au travers desquelles Dè hặặn est introduit dans la sphère de la parenté et de la parentalité, d’une part, et, d’autre part, de rendre plus compréhensibles les fondements et significations de telles pratiques.

Pour atteindre notre objectif, nous nous sommes constitué une revue de littérature savante autour de la thématique du mariage, de la naissance et de la filiation en pays dagara.

Le mariage coutumier comme légitimation de la filiation en pays dagara

Plusieurs étapes sont constitutives du processus de mariage dagara. La dot n’est pas versée tout d’un coup, en principe. Mais le mariage devient effectif dès l’acceptation du versement de 360 cauris par la belle-famille. C’est la première et décisive étape dans le processus du mariage.

C’est pourquoi cette somme est désignée par des vocables dagara que l’on traduit par « grand argent », « argent mère » et « argent amer ». Les 360 cauris sont consécratoires puisqu’ils font l’objet d’un sacrifice auprès de l’autel des ancêtres du lignage de l’époux. Les autres cauris, bœufs et travaux champêtres seront compensatoires. Dès que les ancêtres agréent l’offrande, la jeune fille devient épouse et « amère », amère parce qu’elle devient la propriété exclusive de son mari sur le plan sexuel et est tenue à la fidélité conjugale.

Tout acte d’adultère que l’épouse viendra à commettre sera considéré comme une offense aux ancêtres et devra nécessiter réparation sous peine de mort pour elle et pour son mari. En revanche, tout enfant issu de cette épouse est un enfant légitime aux yeux de la famille : la cérémonie de la dot remet de manière illocutoire l’enfant au mari légitime (Somda, 2021).

Ainsi les 360 cauris amers assignent aux enfants à naître une position sociale statutaire. Ils deviennent, automatiquement, fils ou fille du père, fils ou fille de la famille et traités comme tels (Poda, 1994). Tel ne sera pas le cas des autres enfants qui naîtront en dehors d’un mariage coutumier. Il s’agit des enfants littéralement appelés Enfant-assis-à-la-maison et Enfant-de-la-vadrouille.

Enfant-assis-à-la-maison est né d’une fille qui est non-mariée et réside toujours chez ses parents.  Enfant-de-la-vadrouille est né dans le cadre d’un libertinage sexuel passager de la fille avec un homme rencontré fortuitement. Les deux types d’enfants sont sans famille légitime, et leur sort est très peu enviable car ils ne sont pas reconnus par leurs familles paternelles, d’un côté, et ne sont pas intégrés dans leurs familles maternelles, d’un autre côté

Maintenant quelles sont les mentalités qui président à la sacralisation de la femme et à la filiation de l’enfant dans une famille dagara ? Il y a une explication d‘origine mythologique à cela.

Le mythe de la dot dagara et l’« ancestralisation » de la conception et de la naissance de l’enfant dagara

On ne peut mieux cerner le caractère sacré du mariage et de l’importance de la filiation qu’à partir de leurs mythes fondateurs. Le mythe lui-même est, selon Yoporeka Somet (2018, pp. 35-36), le reflet de l’imaginaire du peuple qui l’a inventé depuis la nuit des temps et qui continue d’avoir de la résonance en lui. Il n’est donc pas toujours le fruit d’une imagination décalée et éloignée vis-à-vis de la vie quotidienne des hommes.

Le mythe des 360 cauris se trouve raconté dans les travaux de T. B. Somda (2021) qui en donne les implications herméneutiques et intermédiales. Ainsi, dans le mythe, une femme aimait tromper son mari. Tout le monde en parlait, et, un jour, son mari, las de la prendre en flagrant délit, alla voir son beau-père en lui racontant son chagrin. Avant de repartir, il lui remit 360 cauris de la part de son père.

Le beau-père accepta l’offrande, convoqua sa fille et l’interrogea au sujet de son infidélité conjugale. Elle nia, par quatre fois, les faits. Alors, sachant que sa fille mentait, le père l’informa avoir accepté 360 cauris de la famille de son mari, et qu’en conséquence, le jour où elle va tromper à nouveau son mari, ce dernier mourra et, plus tard, elle suivra le destin de son mari.

Quelques temps après, le père mourut sans remédier à sa malédiction. Incrédule et têtue, l’épouse trompa encore son mari qui mourut peu de temps après. En voulant porter le signe dagara du deuil de son mari, la femme tomba, raide morte aussi ; et les gens d’en conclure : « mieux vaut en rire que d’en pleurer ». Ce mythe, multiséculaire, est cru par un acte de foi depuis les premiers ancêtres jusqu’à nos jours.

Il y a également une autre croyance liée à l’idée que chaque enfant qui naît reçoit une part du sang de l’ancêtre commun. Ce serait d’ailleurs les ancêtres qui présideraient à la conception et à la naissance des enfants. Cette ancestralisation de la conception conduit les Dagara à penser qu’il ne suffit pas qu’un homme et une femme s’unissent pour que naisse un enfant.

Il faut que cela plaise aux ancêtres dont l’omniprésence est avérée lors des ébats sexuels et de l’accouchement. Á partir de ce moment, tout enfant né d’une femme régulièrement mariée a été, au préalable, désiré par les ancêtres et ne doit pas faire l’objet d’un chantage particulier. Il est du sang de la famille, de quelque manière que ce soit.

C’est en nous munissant de ces préalables que nous pouvons mieux aborder et comprendre les pratiques sociales qui visent à donner une paternité à Dè hặặn.

Le « Bidira » et le « Sèn-sèbla bié » : deux pratiques sociales qui permettent à l’homme stérile d’être père.

Le Bidira

Bidira signifie, littéralement, « enfant mangeable ». Dans sa pratique originelle, Bidira est un enfant dont le père biologique fait don à son frère qui est incapable de se reproduire. Il ne s’agit pas d’un simple confiage. L’enfant remis à son oncle paternel reste auprès de ce dernier qu’il considère, désormais, comme son vrai père. C’est un processus irréversible. En retour, le couple reçoit Bidira et le traite en tant qu’il est issu d’eux. Cette pratique a le mérite d’introduire Dè hặặn dans une relation de paternité et de parentalité, et le conduit à se considérer fécond, symboliquement.

Quand Bidira a grandi et a eu des enfants, il leur a fait la recommandation de perpétuer la pratique et, même, de faire des échanges de premiers-nés entre eux (Poda, 2000). De nos jours, la pratique du Bidira est de plus en plus cantonnée à cet échange rituel de fils-ainés entre frères qui n’ont pas forcément un problème de conception d’enfant, l’accent étant mis sur l’aspect de la jouissance légale et légitime des biens matériels acquis du neveu dont ils assument la responsabilité. Le Bidira, pris sous cet angle, est une pratique qui n’intéresse pas notre thème.

Le Sèn-sèbla bié

Pour ce qui concerne le Sèn-sèbla bié, il signifie littéralement, « l’enfant issu de l’amitié noire ». C’est, en effet, un enfant issu d’une union adultérine ‘’arrangée’’ de l’épouse. Dans sa pratique originelle, il s’agit, pour les frères d’un jeune qui s’est marié précocement et, pour cela, n’arrive pas à satisfaire ses obligations conjugales, de permettre à la femme d’avoir des rapports intimes avec un membre du clan, en dehors des frères utérins de l’époux, pour fin de leur permettre d’avoir un nouveau-né dans la famille.

De nos jours, cette pratique est popularisée et est plutôt très orientée vers Dè hặặn qui dispose d’une femme féconde. Cette dernière est autorisée à faire des infidélités à son mari dans l’objectif de lui donner un fils. Comme mesure d’accompagnement, il est interdit d’amener l’homme stérile ou précocement marié à découvrir l’identité de l’auteur de la grossesse.

Á ce stade, il est important de rappeler que, dans l’idéologie dagara, tout enfant, même adultérin, issu d’une femme dotée, appartient toujours à l’époux légitime, fait partir de l’histoire familiale de quelque façon que ce soit.  Cette pratique vise à ramener en famille un enfant agréé par les ancêtres, à faire grandir le clan, en général, et à permettre à l’adolescent sexuellement immature et à l’homme stérile de devenir pères, en particulier. Mais suffit-il à ces hommes d’avoir des bébés dans leurs bras pour se sentir investis pères ?

Fondements philosophiques et psychologiques des pratiques du Bidira et du Sèn-sèbla bié

Ces deux pratiques du Bidira et du Sèn-sèbla bié ont des fondements philosophiques et psychologiques. Sur le plan métaphysique, le père stérile biologiquement est convaincu que l’enfant, dont son frère (connu ou inconnu) lui a fait don, vient de lui, qu’il est de son sang : « C’est l’enfant du sang », dit-on. Parce que son frère utérin, son frère ‘’enceinteur’’ de son épouse et lui-même ont le même sang provenant d’un ancêtre commun.

C’est surtout cet ancêtre commun qui a bien voulu faciliter l’avènement de la grossesse et, plus tard, de l’enfant. C’est une croyance qui fait partie intégrante de l’architecture de la pensée sociale traditionnelle et qui structure durablement la pensée et les comportements du Dagara. Autrement dit, cette croyance fait résonance à l’idée que, dans l’union entre un homme et une femme, il y a toujours l’intervention « d’un tiers procréateur » (Collard, 2011).

Ainsi, il suffit à Dè hặặn de croire à la vérité du sang biologique qui circule depuis l’ancêtre commun jusqu’à eux, et à l’intervention d’un esprit ancestral dans la détermination de la paternité de tout enfant pour que l’enfant, dont il a la charge, devienne le sien propre, avec tout ce que cela induit comme charge et prestige sociaux.

Sur le plan psychologique, l’approche biologique de la paternité est jugée quelque peu marginale (Héritier-Augé, s.d. ; Merleau-Ponty, 1960). Ainsi, si l’identité, dans le cadre de la filiation, peut être reçue sur la base que « le sang ne ment pas » (Bertho, 2016), il reste entendu que cette identité est surtout construite au cours d’un processus plus ou moins long et complexe (Corneau, 1989 ; Héritier-Augé, s.d. ; Merleau-Ponty, 1960).

Nous suggérons ainsi l’idée qu’être père, chez Dè hặặn, a du prix. Il est, par exemple, de l’ordre de l’esprit et de l’affect. Il s’acquiert plus qu’il n’est donné. C’est pour cette raison que Dè hặặn, devenu père de Bidira ou de Sèn-sèbla bié du fait que l’un ou l’autre soit simplement là, doit se muer en parent à travers une parentalité positive. La parentalité est, avant tout, un travail psychique par lequel le sujet se transforme en parent quand il rencontre l’enfant (Alby et Vivès, 2017).

Mais elle commence déjà avec le désir d’enfant, de sorte que si cette parentalité est de qualité, elle pourra susciter l’attachement voire la parentalisation de la part de Bidira ou de Sèn-sèbla bié, renforçant ainsi le sentiment d’être parent chez l’homme stérile. La parentalité positive est, en effet, définie comme ce qui est en lien avec le comportement d’un parent basé sur « l’intérêt supérieur de l’enfant qui vise à élever et à responsabiliser l’enfant, un comportement non violent qui lui fournit reconnaissance et assistance, en établissant un ensemble de repères favorisant son plein développement » (Groupe d’appui à la protection de l’enfance, 2011).

C’est dans cette logique qu’il faut lire et comprendre M. Merleau-Ponty (1960, p. 226) qui affirme que l’enfant aime ses parents, non pas parce qu’ils ont le même sang, mais « parce qu’il se sait issu d’eux ou qu’il les voit tournés vers lui, que donc il s’identifie à eux, se conçoit à leur image, les conçoit à son image ».

Par voie de conséquence, Dè hặặn peut se sentir vrai père s’il joue bien son rôle de caregiver à l’égard de l’enfant, s’il accomplit bien sa fonction protectrice de l’enfant et de la mère (Vennat, 2019 ; Winnicott, 1960) ou facilite l’apprentissage de l’enfant en se présentant en père plus compétent dans le domaine où il souhaite apprendre (Vygotski, 1985, cité par Meirieu, s.d.) ; parce que c’est à partir de là, seulement, que l’enfant pourra lui renvoyer l’image  d’un père digne de ce nom, en se développant harmonieusement, et surtout en l’aimant et en s’attachant à lui.

En revanche, Dè hặặn a beau se convaincre que c’est son sang qui circule dans les veines de Bidira ou de Sèn-sèbla bié par le biais de son frère utérin ou ‘’cocufieur’’, il a beau avoir la certitude que la fécondation est la résultante de la pénétration de l’esprit d’un ancêtre commun  dans l’utérus de la femme à l’occasion des rapports sexuels (Bertho, 2016), s’il ne remplit pas bien les conditions d’un attachement de qualité de l’enfant à son égard et vice versa, il sera exactement à l’image de ce « père manquant » d’un « fils manqué » que décrit, admirablement, G. Corneau (1989).

Par le terme « père manquant », l’auteur désigne l’absence autant physique que psychologique, émotive que d’esprit du père vis-à-vis du fils. Quant au concept de « fils manqué », Corneau souligne le manque de tissage de filiation entre le père et le fils, le manque d’attention du père qui ne permet pas au fils de s’identifier à lui en vue d’établir et d’affirmer son identité masculine.

Une telle idée est, d’ailleurs, préfigurée dans ce dicton dagara : « le père n’est pas le biologique » ; autrement dit, le facteur biologique n’est pas déterminant dans la parenté dagara; ce qui prime, c’est l’ensemble des éléments communiels collaborant pour fixer les identités de part et d’autre : ce sont les facteurs socioculturels et psychoaffectifs.

Quoi en penser ?

Au regard de tout ce qui vient d’être dit, il apparaissait important que l’on ait vraiment à l’esprit les perceptions sociales des Dagara qui accompagnent la question filiative et son impact sur leurs manières de penser la parentalité, en général. C’est sur la base de cette architecture de la pensée sociale qu’il faut comprendre le processus de parenté et de parentalité chez l’homme stérile.

Il est père de ses enfants de par le sang familial et de par l’action de l’ancêtre tiers procréateur. Mais tout cela relève-t-il d’une idéologie ou d’une réalité biologique, stricto sensu ? Notre préoccupation ne se situe pas à ce niveau. Par contre, nous nous préoccupons de savoir dans quelles conditions réelles Dè hặặn aborde le sujet de la filiation et module la question de la parentalité avec Bidira et/ou Sèn-sèbla bié.

Sur ce point, à notre connaissance, il n’y a, malheureusement, pas encore de recherches sur l’état des lieux des vécus psychologiques d’hommes stériles en pays dagara en rapport avec leur environnement social, en général, et ‘’leurs enfants’’, en particulier. Autrement, une lecture psychodynamique, par exemple, aurait permis de mettre en évidence ces états subjectifs et intersubjectifs.

C’est une limite à notre étude. Mais cela ne nous empêche pas de faire une lecture de cette situation à partir d’autres recherches menées sur une thématique parallèle, voire similaire. Des données intéressantes peuvent s’y trouver par prétérition, la mission du chercheur étant d’associer des traits et de retrouver des constantes par l’utilisation de la comparaison. C’est dans cette intention que nous abordons les travaux de S. Bourdet-Loubère et G. Pirlot (2012), et de Z. Rosenfeld et al. (2006).

Bourdet-Loubère et Pirlot (2012) ont, dans une étude qualitative, entre autres, évalué le vécu psychologique et subjectif de trente (30) hommes en situation d’infertilité (et dont les femmes sont dans un processus de Fécondation in vitro (FIV) et de la FIV-avec injection intracytoplasmique).

Au sortir d’entretiens semi-directifs, les auteurs concluent que les hommes stériles vivent difficilement l’acceptation de leur infertilité et l’intrusion de la médicalisation dans leur vie privée et de couple. Ils se sentent inutiles, incompétents et ostracisés. En conséquence, ils utilisent un mécanisme de défense qui est l’idéalisation consistant à attribuer à leurs conjointes des qualités démesurées.

Ce faisant, affirment les auteurs, ces hommes régulent mieux leur propre estime de soi : eux ne sont pas des surhommes, c’est pourquoi ils n’arrivent pas à être fertiles. Mais en réalité, ils sont dans le déni et la fuite de responsabilité.

En nous rappelant les conditions dans lesquelles Dè hặặn devient père de Sèn-sèbla bié, nous pouvons assimiler cela à une technique de Procréation Traditionnellement Assistée (PTA). En Procréation Médicalement Assistée (PMA) ou en PTA, nous sommes en face d’hommes incapables de féconder directement leurs épouses respectives. Ces dernières se sentent alors obligées de les contourner pour pouvoir concevoir et mettre au monde des enfants, assistées par ‘’une équipe’’ agissant en connaissance de cause.

La mère de Sèn-sèbla bié peut paraître héroïne aux yeux de son époux, car c’est elle qui s’est ‘’débrouillé’’ pour tomber enceinte pendant que lui, ‘’est assis à ne rien faire’’. C’est elle qui a enfreint aux règles et qui, pour cela, s’est retrouvée au cœur de la réparation coutumière. Tout cela ne peut que pousser les stériles dans un vécu d’inutilité, d’incompétence et d’ostracisation. Sur cette entrefaite, nous formulons une première hypothèse que les hommes dagara stériles ont grande tendance à taire leur propre vécu douloureux.

Par ailleurs, Z. Rosenfeld et al. (2006) ont, entre autres, mené une réflexion sur un travail de consultation et de thérapie auprès d’enfants adoptés et leur famille adoptive. En explorant les représentations que les adolescents adoptés ont de leurs liens familiaux et de leur position familiale, l’approche clinique révèle que ces adoptés recherchent leurs origines familiales, malgré le fait qu’ils sont intégrés et attachés à leurs familles adoptives.

Certains en veulent à leurs parents adoptifs de leur avoir fait un lavage de cerveau par rapport à leur filiation d’origine, et d’autres, de ne leur avoir pas donné tôt l’information sur leur statut d’enfants adoptés. Les auteurs fondent ces illustrations sur l’idée que les adoptés, devenus adolescents, peuvent vivre dans un conflit de loyautés en ce sens qu’ils se sentent redevables à ceux qui les ont adoptés ou « sauvés, aimés et élevés », mais également à l’égard de leur famille biologique. En conséquence, il est possible qu’ils fassent face à une fragilisation identitaire causée par la « blessure primitive » qu’est leur affectation causée par leur abandon initial.

Rapporté à notre thème, Bidira peut être considéré comme un enfant adopté par un couple dont l’époux est infertile. C’est à l’âge de trois à cinq ans qu’il est, généralement, conduit dans la famille avunculaire. C’est dire qu’à cet âge, il a une pleine conscience de sa filiation d’origine. Sur le plan des attachements, il se situe au cœur des attachements multiples, selon la théorie des attachements sociaux de Schaffer et Emerson (1964).

Á cet âge, il a moins tendance à craindre la séparation quand on doit le confier à un adulte de confiance ; il peut donc renouer facilement des relations d’attachement réussies avec le nouveau couple. Sur le plan cognitif, Bidira, à son arrivée chez son père, est dans le stade préopératoire qui s’étend de deux à six ou sept ans. L’enfant de ce stade est capable d’utiliser des symboles, tels que des mots et des images, pour représenter des objets et des événements. Bidira est ainsi capable de recourir à l’imagination pour combler ses désirs irréalisables.

En clair, il est possible qu’il fantasme au sujet de ses parents d’origine, souhaite secrètement un retour auprès d’eux, même s’il sait que cela est impossible. En effet, selon la coutume dagara, un tel enfant ne peut refuser de rester auprès de son oncle sous peine de subir le courroux des ancêtres, en termes de malédiction, comme la mort.

Dans cette posture, on peut imaginer l’état d’esprit de Bidira, conscient d’avoir quitté son père et sa mère d’origine pour une famille d’accueil où il devra vivre pour le reste de ses jours ; ce transfert est fait au cours d’une période où son identité se construit toujours et, pour cela, a besoin d’une figure stable.

Il retrouve une famille qui, d’ordinaire, le traite bien. Á ce stade, nous formulons l’hypothèse que Bidira, devenu adolescent et ayant une double filiation, de facto, vivra un conflit de loyauté vis-à-vis de ses parents ‘’adoptifs’’ qui l’ont reçu et couvert d’affection, et envers ses parents d’origine pour qui il éprouve un sentiment d’identité fort ou de qui il sent toujours « l’odeur de la parenté » (Damien, cité par Héritier-Augé, s.d., p. 532).

En guise de conclusion

Dè hặặn peut et doit être père et contribuer à l’accroissement et au prestige du groupe clanique. En adoptant le fils de son frère ou en accueillant l’enfant issu de son épouse ‘’infidèle’’, il s’inscrit dans la dynamique d’une paternité et d’une parentalité normales, nonobstant un vécu psychologique qui pourrait être marqué par une souffrance et une culpabilisation inavouables.

En conséquence, son fils Bidira ou Sèn-sèbla bié s’attachera à sa figure parentale et réussira la construction de son identité adolescentaire, notamment, si ses comportements permettent à celui-ci de rechercher et maintenir une proximité avec lui (Dugravier & Barbey-Mintz, 2015).

Dans la pratique, l’histoire ne révèle pas des conflits de nature grave qui laisseraient entendre qu’un Bidira se serait rebellé contre son père et vice versa. Cela est peut-être dû à l’omerta imposée par la coutume. En revanche, il est ressorti que certains de ces types d’enfants, devenus adolescents, sont allé en aventure au Ghana et en Côte d’Ivoire et y sont restés, définitivement.

Serait-ce une preuve que Bidira a mal vécu la situation dans laquelle il se trouvait ? On peut, à partir de là, postuler l’idée que cette pratique ne s’inscrit pas dans une logique d’éducation positive. Ainsi, malgré l’exercice de parentalité positive que le père viendrait à poser, Bidira pourrait se sentir limité dans la manifestation de ses actions libidinales (sexualité, agressivité) pour la constitution de sa personnalité adolescentaire, notamment ; il pourrait se sentir aussi limité dans la manifestation de sa loyauté envers ses parents d’origine et d’adoption.

Par ailleurs, la pratique de Bidira a totalement ostracisé la femme, pourtant féconde, de Dè hặặn. Comment la fécondité de la femme peut-elle être ignorée de la sorte, cette « grande espérance » (Héritier-Augé, s.d.) ? Cela s’apparente à de l’égoïsme de la part de son époux ; à ce sujet, le dicton dagara est bien à propos : « la jalousie est le propre de l’homme stérile ». Cela est aussi assimilable à de l’injustice de la part de la communauté. En effet, la communauté profite de l’occasion pour faire planer le doute sur la fécondité de la femme. Ce serait, donc, en tant que couple d’incapables que le mari et la femme vont accueillir Bidira. Ainsi, que cette pratique tende à disparaître pour ne laisser apparaître que la partie rituelle d’échange de fils-aînés entre frères utérins, c’est une mutation sociale qu’il faut saluer à sa juste valeur.

Au regard de tous ces manquements liés à la pratique de Bidira, la pratique de Sèn-sèbla bié pourrait être jugée plus en phase avec l’actualité. L’homme stérile, en effet, reconnaît sa situation d’incapacité pour se reproduire, et l’assume en autorisant, indirectement, sa femme féconde à pouvoir concevoir un enfant avec l’aide d’un de ses frères de sang.

Cette infidélité voulue de l’époux dans le but d’être père emporte l’assentiment de l’épouse et de la collectivité clanique qui est bien disposée à accueillir la grossesse et le bébé. Or une parentalité réussie commence déjà par le désir d’enfant (Alby & Vivès, 2015). C’est pourquoi l’on imagine qu’il y aura plus de chance pour le père d’être plus qualitativement présent aux côtés de Sèn-sèbla bié qui vivra une relation d’attachement normale et épanouissante.

MEDA Domètièro Anissé

Professeur certifié de philosophie des lycées, étudiant en master de psychologie (76 52 72 12, [email protected])

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