Arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO : Une autre lecture juridique
AMADOU Adamou Bachirou est un Nigérien résidant en France où il enseigne le droit à l’université de Toulon. Il également travaille sur la Cour de justice de la CEDEAO et les juridictions constitutionnelles des États membres. Dans cette analyse qu’il a fait parvenir à Burkina24, il dissèque l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO.
Au « pays des hommes intègres », il est permis de dénier aux candidats incrédules l’éligibilité à la direction politiques des affaires du pays, mais pas n’importe comment : ainsi en a décidé le juge bien aimé de la CEDEAO.
(ECW/CCJ/JUG/16/15 CDP et autres c/ Etat du Burkina, 13 juillet 2015).
A l’occasion de cette affaire atypique, pour certains inédit, soulevant d’importants enjeux juridiques et politiques, devant le prétoire du juge[1] d’Abuja, la Cour de justice de la CEDEAO, dans sa composition habituelle, s’est prononcée sur la procédure d’inéligibilité adoptée par le nouveau code électoral Burkinabé, issue de la loi n°005-2015 du 7 avril 2015 modifiant la loi de 2001 portant code électoral. Ceci fait suite à l’actualité politique au Burkina Faso depuis les évènements des 30 et 31 octobre 2014 à la suite desquels le président de la République en place avait été désavoué par le peuple et contraint à la démission. Par cet arrêt, la Cour de justice de la CEDEAO, contrairement à la Cour Européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Paksas C. Lituanie du 6 janvier 2011 qui laissait une large marge d’appréciation aux Etats, s’est placée en maître du jeu, comme l’arbitre naturel du contentieux des droits de l’homme dans l’espace communautaire. L’ensemble des griefs soulevés par les requérants ont été jugés recevables et a abouti après examen par la Cour, des mémoires des parties, à la condamnation de l’Etat du Burkina pour violation du droit à la libre participation aux élections des requérants.
En l’espèce, à la suite de violentes manifestations qui ont eu lieu au Burkina Faso les 30 et 31 octobre 2014, qui se sont soldées par quelques morts et la destruction de biens publics et privés, le président de la République jusque-là en place, dont le projet de modification de la Constitution était ainsi désavoué par les manifestants, a démissionné de ses fonctions. Des tentatives de coup d’Etat ont immédiatement suivi la vacance du pouvoir, avant qu’une transition politique, appuyée par la communauté internationale en général et la CEDEAO en particulier, se mette en place, pour pacifier le pays et conduire celui-ci à des élections démocratiques et transparentes.
Le Forum national, qui a réuni les forces vives de la nation burkinabé, a, dans cette perspective, adopté le 13 novembre 2014, une Charte de la Transition politique, et mis en place un Conseil National de la Transition (CNT). Ce Conseil, doté de pouvoirs législatifs, a alors engagé un certain nombre de réformes, dont celle de la loi électorale. C’est dans ce cadre qu’il a adopté, le 7 avril 2015, la loi n° 0 05-2015 portant modification de la loi n°014-2001/AN du 03 juillet 2001 portant code électoral. Au titre des personnes frappées d’inéligibilité, c’est-à-dire inaptes à se présenter aux élections, le nouvel article 135 ajoutait, en sus des :
– Individus privés par décision judiciaire de leurs droits d’éligibilité en application des lois en vigueur ;
– Personnes pourvues d’un conseil judiciaire ;
– Individus condamnés pour fraude électorale ;
Une nouvelle catégorie formée par « toutes les personnes ayant soutenu un changement anticonstitutionnel qui porte atteinte au principe de l’alternance démocratique, notamment au principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels ayant conduit à une insurrection ou à toute autre forme de soulèvement ».
L’adoption d’une telle modification de la loi a eu pour conséquence, semble-t-il, d’exclure de la compétition électorale les partisans du pouvoir déchu, les dispositions précitées ayant été interprétées comme les visant. C’est dans ces conditions que des formations politiques et un certain nombre de citoyens du Burkina Faso ont saisi la Cour de justice de la CEDEAO, à l’effet de voir celle-ci constater la violation de leurs droits par les nouvelles autorités, et, en conséquence, d’ordonner l’abrogation de la disposition litigieuse.
Cette nouvelle disposition a été sans doute motivée par les dispositions pertinentes de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance. Le chapitre VIII de cette charte, relatif aux sanctions en cas de changement anticonstitutionnel de gouvernement, dispose à son article 25 alinéa 4 : « Les auteurs de changement anticonstitutionnel de gouvernement ne doivent ni participer aux élections organisées pour la restitution de l’ordre démocratique, ni occuper des postes de responsabilité dans les institutions politiques de leur Etat. » L’objectif étant de promouvoir une culture démocratique au sein des Etats membres, même si l’effectivité d’application peine encore à être intégrée dans les ordres juridiques nationaux des Etats membres. Ce texte, présente l’avantage d’être pédagogique et à l’avant-garde d’une véritable culture démocratique, il n’en demeure pas moins qu’il se confronte à la pléthore de textes juridiques existant au sein de l’union, eu égard notamment, à la concurrence des différents organes d’intégration économiques en Afrique. Dans l’espace CEDEAO, il se heurte aux différents textes communautaires existants, notamment au protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance, adopté en 2001 à Dakar.
Au-delà de son retentissement dans l’espace politique Burkinabé et continental, cette affaire a intéressé beaucoup d’observateurs internationaux, étant entendu que la procédure d’inéligibilité existe dans la plupart des Constitutions des Etats membres de la CEDEAO, mêmes si les conséquences et les procédures sont variables. Il faut le souligner, malgré son caractère fortement politique, beaucoup d’auteurs s’accordent sur le fait que la Cour de justice a manqué l’occasion de poser un précédent important, lui permettant d’assagir un personnel politique le plus souvent frondeur[2] et faire ainsi la promotion de la démocratie dans la Communauté. Tout de même, il entend affirmer sa volonté de ne faire aucune concession sur le respect des droits de l’homme, même au profit d’une promotion démocratique (I). Et ce n’est pas par une démonstration étroite que la Cour de justice, profite de l’occasion, pour reprendre les propos de certains auteurs[3], contribuer à vulgariser et à réhabiliter les dispositions du protocole, désormais considéré comme le texte de référence du constitutionnalisme régional ouest-africain (II).
- L’impératif du respect des droits de l’homme dans la promotion de la démocratie : une exigence réaffirmée par la Cour de justice
En déclarant recevables les différentes prétentions des requérants, la Cour de justice réaffirme son attachement au respect des doits de l’homme et déclare sa compétence pour l’examen de tout contentieux relatif au droit de l’homme. La cour procède au préalable, à un contrôle de conventionalité à priori (A) avant de préciser les conditions dans lesquelles l’inéligibilité peut être opérante (B).
- Le contrôle de conventionalité à priori exercé par la cour, un revirement jurisprudentiel.
Selon la jurisprudence constante de la Cour, celle-ci s’est toujours déclarée juge du contentieux des droits de l’homme dans l’espace CEDEAO. Ainsi, pour écarter l’incompétence alléguée par le défendeur, en l’occurrence l’Etat Burkinabé, la Cour a rappelé utilement sa jurisprudence constante. En effet, la cour reconnaît qu’elle est limitée par les textes juridiques la consacrant, notamment le protocole de 2005 relatif à la Cour de justice de la CEDEAO qui donne compétence à la Cour pour statuer sur les cas de violations des droits de l’homme portés devant elle. A la lecture des dispositions pertinentes du protocole susvisé, il ressort que la cour n’est tenue de statuer que sur les violations effectives des droits de l’homme. Elle a d’ailleurs rappelé sa jurisprudence antérieure notamment l’arrêt « Hadidjatou Mani Koraou c/ Etat du Niger où elle affirmait que sa compétence n’est pas d’examiner des cas de violation in abstracto mais des cas concrets de violations de droits de l’homme (…). Ainsi donc, en principe, la violation d’un droit de l’homme se constate a posteriori, par la preuve que cette violation a déjà eu lieu » Or, en l’espèce, aucune violation n’a été constatée à la date de la saisine de la Cour, il n’existe aucun préjudicie réel, car aucune candidature n’a encore été écartée sur la base du nouveau code électoral Burkinabé.
Mais, à travers un développement jurisprudentiel bien connu[4], la Cour a toujours estimé que, même si, en principe elle n’était pas tenue de sanctionner des éventuelles ou possibles violations des droits de l’homme, c’est-à-dire des violations non encore effectives, avérées, il entre dans son devoir de prévenir aussi d’une violation lorsque la survenance de celle-ci est imminente. En l’espèce, la Cour a estimé que même si la violation prétendue n’a pas encore été accomplie, elle pourrait l’être très prochainement au regard des conditions fixées par les autorités du Faso pour l’ouverture du processus électoral, prévu pour s’ouvrir soixante dix (70) jours avant la date du scrutin, soit, pour des élections prévues le 11 octobre 2015, à la date du 1er aout 2015. On comprend donc, la nécessité pour les parties, de recourir à la procédure d’urgence qui place le juge communautaire comme juge des référés communautaires. Seule, l’urgence peut justifier le choix de cette procédure qui permet au juge de prendre des mesures conservatoires en matière de droit de l’homme pour faire cesser une violation en cours ou dont la survenance est imminente.
Dans le cas soumis à son appréciation, la cour a estimé que « dans la configuration présente, si elle devait attendre que des dossiers de candidature soient éventuellement rejetés pour agir, si elle devait attendre l’épuisement des effets d’une transgression pour dire le droit, sa juridiction dans un contexte d’urgence n’aurait aucun sens, les victimes présumées de telles violations se retrouvant alors inexorablement lésées dans la compétition électorale. » La Cour réaffirme ainsi la constance de sa jurisprudence en la matière, car dans l’arrêt Hadizatou Mani c. Etat du Niger, elle a utilement indiqué les hypothèses dans lesquelles elle peut valablement connaitre d’un contentieux a priori des droits de l’homme ; comme par exemple lorsque dans des circonstances particulières, « le risque d’une violation future confère à un requérant la qualité de victime » ou en présence « des indices raisonnables et convaincants de probabilité de réalisation d’actions » susceptibles de violer les droits de la personne.
C’est par cette procédure de référé que la Cour de justice a voulu préciser les conditions qui doivent entourer une procédure d’inéligibilité sans préjudicie des droits de l’homme.
- L’inéligibilité d’un candidat même « réfractaire à la légalité constitutionnelle », une procédure sous condition ?
Invoquant plusieurs instruments juridiques internationaux de protection des droits de l’homme dont respectivement l’article 2 alinéa 1er et l’article 21 alinéas 1 et 2 de la Déclaration Universelle des Droit de l’Homme de 1948, l’article 26 du pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, les articles 2 et 13 alinéas 1 et 2 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, les articles 3.7, 3.11, 4.2, 8.1 et 10.3 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance et l’article 1er i) du Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance adopté en 2001 par la CEDEAO, les requérants se plaignaient du fait que la loi électorale viole leur droit à participer librement aux élections.
Dans sa décision, la Cour de justice apporte des précieuses informations sur l’inéligibilité d’un candidat, fut-il réfractaire à la légalité constitutionnelle. Ainsi, par une formule lapidaire, la cour s’emploie à démontrer les manquements de la nouvelle loi électorale Burkinabé aux textes internationaux susvisés. En effet, même si la Cour reconnaît la liberté des Etats dans leur choix de modèle de régime politique, elle rappelle que ce choix doit en permanence se faire en conformité avec les textes juridiques internationaux auxquels l’Etat en cause pourrait être lié[5]. Or, le Burkina Faso, comme l’ensemble des Etats membres de la CEDEAO sont liés par le protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance de la CEDEAO et la Charte africaine des droits de l’homme et des Peuples, la plupart ont déclaré leur adhésion aux différents textes internationaux cités ci-haut.
Ainsi, pour la cour de justice, même dans le cas où une restriction de certains citoyens à la libre participation aux échéances électorales devrait être admise, celle-ci devrait intervenir à la suite d’une décision juridictionnelle sanctionnant un comportement passible de poursuites judiciaires. Donc la condition préalable à une décision d’inéligibilité doit être, bien entendu, la conséquence directe de la commission d’une infraction et dont la sanction devant les tribunaux nationaux pourrait aboutir à une restriction des droits. C’est-à-dire que si la participation à un changement anticonstitutionnel était considérée comme une infraction par la législation interne Burkinabée et que la sanction qui en découle directement de ce chef d’infraction était l’inéligibilité, rien n’aurait empêché aux autorités du Faso, d’intégrer dans leur nouvelle loi cette disposition de la charte de l’union africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance. Or, en l’espèce, aucune infraction n’est reprochée aux partisans de l’ancien régime Burkinabé et l’argument de la participation d’un changement anticonstitutionnel ne semble pas suffire aux yeux de la Cour, pour les écarter de la compétition électorale.
Pour la Cour, « la restriction revêt un caractère quelque peu stigmatisant, infâmant… » à l’égard des requérants qui demeurent les victimes directes. En réalité, ce que la cour cherche à écarter, c’est le caractère rétroactif de cette loi électorale. En effet, le principe établi est que la loi nouvelle n’a d’effet rétroactif qu’a l’avantage de celui à qui elle s’applique. C’est d’ailleurs le sens de l’arrêt Hissène Habré C. Etat du Sénégal de 2010. Or, dans notre cas, cette loi électorale présente un caractère discriminatoire, en ce qu’elle vise directement une minorité de Burkinabé. Elle rétroagit en leur défaveur, dès lors qu’elle entend s’appliquer aux auteurs d’un fait antérieur à son adoption. On comprend la nécessité de promouvoir une culture démocratique à travers une justesse des actions menées, notamment la rigueur des sanctions. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce soit le Burkina Faso « pays des hommes intègres » qui en amorce le processus. Malheureusement, c’est un processus mal élaboré qui créé de fait, une rupture d’égalité des citoyens et constitue une violation flagrante des droits fondamentaux. Si une forme de sanction était en jeu, ce serait celle de la condamnation de l’Etat du Burkina pour violation des droits des requérants à la libre participation aux compétitions électorales.
Ainsi, la Cour de justice, entend ériger un texte de référence constitutionnel en se limitant expressément au protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance de la CEDEAO.
- Le protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance de la CEDEAO : une Constitution pour l’Afrique ?
Reprenant à notre compte les propos des professeurs Ismaila Madior FALL et Alioune SALL, nous osons affirmer que les Etats membres de la CEDEAO, en adaptant le protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance, se sont dotés d’un texte juridique qui, par les principes et valeurs qu’il consacre, est une Constitution. Même si en théorie, plusieurs textes internationaux caractérisent les décisions de la Cour, il importe de souligner la volonté désormais affirmée de la Cour de consacrer son autonomie, en se référant principalement aux textes communautaires (A). Néanmoins, pour le besoin de son argumentation, la Cour entend recourir à la jurisprudence internationale (B).
- la référence exclusive aux textes endogènes désormais privilégiée par le juge communautaire
Faisant montre d’une hardiesse et d’une ouverture d’esprit remarquables et privilégiant les textes endogènes sur les textes exogènes venus d’ailleurs, le juge communautaire, à l’image du juge constitutionnel Togolais, contribue par cette décision, à vulgariser les dispositions du protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance et, à élever ce texte au rang des normes de référence du constitutionnalisme régional, pour ainsi reprendre la formule bien connue des professeurs Dakarois. La présente décision de la Cour de justice de la CEDEAO conforte très fortement l’idée des professeurs sénégalais pour qui, depuis la Décision DC du 9 juillet 2009, de la Cour constitutionnelle du Togo, il n’y a plus de doute sur la valeur constitutionnelle des dispositions du protocole de Dakar. Car, pour ces derniers, en visant seulement le protocole de Dakar et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, et non les autres engagements internationaux y afférents, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politique, le juge togolais conforte le statut de Constitution régionale que les professeurs confèrent au protocole invoqué. Partant de cette idée, on peut donc considérer que le juge communautaire a décidé de mener lui-même la promotion des textes communautaires, ce, même au prix d’une concurrence déclarée avec les autres juridictions internationales. Cette décision d’espèce, semble être une occasion rêvée pour le juge communautaire, pour affirmer l’autonomie de son office.
En effet, l’attitude du juge communautaire est tout de même curieuse. En qualifiant de délit d’opinion, l’attitude des autorités du Faso, la Cour semble écarter le caractère sérieux, légal et pertinent de la loi querellée, pour la stabilité démocratique. En écartant de façon spectaculaire, l’argument de l’illégalité des changements anti constitutionnels, opposé aux requérants, la Cour semble avertir les Etats membres, sur la nécessité, d’appliquer en priorité les textes communautaires. Elle semble désormais instituer une hiérarchisation des textes juridiques de référence dans l’espace communautaire. Car il serait injurieux de croire que le juge communautaire, ignore les dispositions de l’article 25 alinéa 4 de la Charte africaine de démocratie, des élections et de la gouvernance. Or, la disposition attaquée devant son office est une reprise intégrale de l’alinéa précité. Et pour mieux s’affirmer, la Cour de justice, n’a pas hésité a rappelé la nature de sa juridiction qu’elle qualifie désormais de juridiction internationale. Pourtant, la Cour de justice de la CEDEAO est un organe juridictionnel d’intégration économique différent de la Cour africaine des droits de l’homme qui est une juridiction internationale. On est dès lors tenté de comprendre le sens du message réellement adressé par le juge de la CEDEAO aux Etats membres ? Est-ce une concurrence déclarée à la Cour africaine des droits de l’homme ou une simple provocation entre sœurs? Ce qui rend les réponses à ces interrogations difficiles, c’est la position de la Cour de justice qui, pour imposer son protocole additionnel de 2001, n’a pas hésité à écarter la Charte africaine en déclarant ses dispositions impertinentes et portant même atteinte aux droits des requérants. En interprétant de façon laconique et lapidaire les dispositions de la charte, la Cour de justice ne risque-t-elle pas de créer une insécurité juridique ? A notre avis, la Cour aurait due être prudente dans son interprétation en écartant tout simplement le texte international au profit du texte communautaire. Mais, la Cour s’est contentée d’une interprétation ambiguë lorsqu’elle « rappelle simplement que la sanction du changement anticonstitutionnel de gouvernement vise des régimes, des Etats, éventuellement leurs dirigeants, mais ne saurait concerner les droits des citoyens ordinaires» ; sans s’efforcer de définir les concepts : de « régimes », « Etats », « dirigeants » « citoyens ordinaires », employés dans son analyse.
Dans sa volonté d’affirmation de son office, le juge de la CEDEAO, créé ainsi une confusion dans l’interprétation des textes, il ne faut donc pas s’étonner d’assister à un revirement de jurisprudence prochainement. En effet, l’absurdité de l’interprétation réside dans le fait que la Cour de justice, en invoquant l’autonomie constitutionnelle, politique et législative des Etats membres, reconnaît la liberté des Etats de choisir leurs institutions et les lois qui leurs sont applicables, en conformité avec leurs engagements internationaux. Or, la plupart des Etats n’ont pas attendu cette décision de la Cour pour affirmer la nécessité de conformer leurs lois fondamentales aux Traités internationaux auxquels ils prétendent adhérer. Cependant, en l’espèce la Cour de justice affirme qu’« il ne fait aucun doute que de tels engagements existent, l’impressionnante liste des textes invoqués par les requérants en atteste amplement. » Si tant est que la Cour a connaissance d’une telle situation, pourquoi a-t-elle écarté, au moyen d’une interprétation accusatoire, les dispositions de la charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance ?
Cependant, malgré ce contexte, la solution n’est pas dénuée d’intérêt car, au-delà même du constat de la violation née de cette sanction d’inéligibilité, divers passages ont permis de comprendre la position de la Cour qui, comme pour faire œuvre utile, fait appel à la jurisprudence internationale.
- le renfort apporté par la jurisprudence internationale au juge communautaire
Selon un principe bien établi, la Cour de justice semble veiller à ne pas créer une situation susceptible de mettre à mal ses rapports avec les Etats membres à chaque fois qu’elle est appelée à prendre une décision. C’est pourquoi, chaque fois qu’elle en a l’occasion, la Cour s’emploie énergiquement à expliquer la portée de sa décision et comme pour mieux se faire comprendre, rappelle sans badiner, le caractère subsidiaire de son office. Certain auteurs estiment d’ailleurs qu’une telle attitude de la Cour risquerait de la décrédibiliser et la contraindre à chaque fois qu’elle rend une décision, de porter en plus de son costume de juge, parfois censeur, un costume de pédagogue. Mais tant qu’à faire, à notre avis, il n’y a pas de mal à mieux se faire comprendre et faciliter ainsi le développement d’une jurisprudence communautaire sans froissé les Etats qui n’hésitent pas à brandir le principe de souveraineté pour refuser d’exécuter les décisions de la Cour.
Les critiquent importent peu aux yeux de la Cour, pourvu qu’elle réussisse à faire évoluer le droit communautaire et faire la promotion des droits de l’homme, à travers laquelle la culture démocratique passe indéniablement. C’est pourquoi, le juge s’efforce à illustrer ses décisions parfois en s’appuyant sur des décisions d’autres juridictions internationales.
On comprend ainsi, le choix de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, notamment l’arrêt Paksas C. Lituanie du 6 janvier 2011 dans lequel la Cour EDH a rappelé la nécessité de concilier la faute imputée et la sanction qui en découle, celles-ci doivent être proportionnelles à la nécessité démocratique. Or, pour la Cour EDH, « qu’une violation grave de la Constitution ou un manquement au serment constitutionnel revêtent un caractère particulièrement sérieux et appellent une réponse rigoureuse lorsque son auteur est détenteur d’un mandat public (…). Cela ne suffit toutefois pas pour convaincre la Cour que l’inéligibilité définitive et irréversible qui frappe le requérant en vertu d’une disposition générale répond de manière proportionnée aux nécessités de la défense de l’ordre démocratique. »
C’est aussi le cas de l’observation générale n°25 du Comité des droits de l’homme des Nations unies lorsqu’il invoque des motifs légitimes, sérieux et raisonnables pour toute restriction du droit d’un individu à concourir librement à des élections.
La position de la Cour à ce stade peut être aisément résumée : une sanction d’inéligibilité d’un candidat à la direction des affaires politiques de son pays est, en soi, parfaitement admissible. Néanmoins, elle peut cesser de l’être si cette inéligibilité est discriminatoire et déraisonnable.
La solution de la Cour de justice de la CEDEAO est d’une très grande richesse. Tout en préservant la nécessaire autonomie constitutionnelle des Etats pour ce qui est « des rapports et […] interaction[s] entre les différents pouvoirs étatiques [6]» la Cour démontre qu’elle peut limiter la liberté étatique même sur des éléments aussi sensibles que l’inéligibilité des candidats ayant contribué ou participer à un changement anticonstitutionnel de régime démocratiquement élu.
La condamnation du Burkina Faso pour violation des droits de l’homme, appelle à une modification de la loi électorale moins de six (6) mois avant les élections au détriment des engagements internationaux, ce qui n’est pas sans conséquences sur la vie politique Burkinabé.
En tout état de cause, cette affaire et la solution retenue par la Cour d’Abuja auront au moins eu le mérite de mettre fin à une situation inédite qui aurait pu plonger le Burkina dans une instabilité démocratique, quand bien même la sanction présente l’avantage de responsabiliser un personnel politique impertinent.
AMADOU ADAMOU Bachirou,
Doctorant en droit public
Attaché temporaire d’enseignements et de recherches
Centre de droit et politique comparés CDPC-Jean-Claude.Escarass
Faculté de droit de Toulon
Mail : [email protected]
[1] Nicolas Hervieu, « tu pourras destituer (à peu près) comme tu veux ton président de la République mais sans le rendre inéligible à vie au…Parlement » (Cour EDH, G.C. 6 janvier 2011, Paksas c. Lituanie)
[2] Gérard. Conac, « le juge constitutionnel en Afrique, censeur ou pédagogue » in les Cours suprêmes en Afrique, Economica, 1986, p.VII
[3] Ismaila Madior FALL et Alioune SALL, UCAD, « une constitution régionale pour l’espace CEDEAO : le protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance de la CEDEAO ».
[4] Arrêt Hissène Habré C. Etat du Sénégal, 18 novembre 2010
[5] Dans le § 31 de sa décision, la Cour de justice a rappelé que si donc le principe de l’autonomie constitutionnelle et politique des Etats implique sans conteste que ceux-ci aient la latitude de déterminer le régime et les institutions politiques de leur choix, et d’adopter les lois qu’ils veulent, cette liberté doit être exercée en conformité avec les engagements que ces Etats ont souscrits en la matière.
[6] Nicolas Hervieu, opt.cit
NDLR : Le titre est de la Rédaction B24
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