Au Burkina, « l’éducation est devenue un champ de profit »
Celui qui s’est confié à Burkina 24 en début juillet 2017 sur les problèmes que rencontre le secteur de l’éducation au Burkina est un inspecteur de l’enseignement du premier degré. Après avoir « beaucoup milité au plan syndical comme Secrétaire général du Syndicat national des travailleurs de l’éducation de base (SYNATEB) pendant 15 ans », révèle-t-il, il est aujourd’hui le Coordonnateur national de la Coalition nationale pour l’éducation pour tous. Son nom, Tahirou Traoré. Pour avoir travaillé à la Direction de recherche pour le développement du domaine éducatif, il affirme connaitre « un peu le problème de l’éducation » au Burkina Faso.
Burkina 24 (B24) : Nous sortons de différents examens au Burkina, quelle lecture faites-vous des différents résultats qui tendent à démontrer que le niveau des élèves baisse ?
Tahirou Traoré (TT) : Je suis d’accord avec vous sur la baisse de la qualité de notre éducation qui se sent aussi à travers les résultats scolaires. 28% au BEPC et il est même apparu qu’au niveau du certificat d’étude primaire où il y a eu un bon taux d’admission des candidats, il y en qui ont fait 0%. Au BAC il y a eu des échecs en cascade. Cela nous amène à dire que quelque part, nous n’avons pas l’habitude de regarder nos problèmes en face. Nous devons chercher à comprendre où il se situe. C’est vrai, les enseignants ont la charge d’enseigner et pour cela, il faut qu’ils soient bien formés et qu’ils bénéficient d’une formation continue.
Cette formation s’opère à travers la visite des classes, d’établissement par les inspecteurs de l’enseignement. Est-ce qu’ils font leur travail ? Ont-ils les moyens de le faire ? Est-ce que l’Etat joue efficacement son rôle ? Voilà autant de questions qu’on doit se poser pour diagnostiquer le problème et voir quels sont les types de propositions que nous pouvons faire. Tant qu’on ne passera pas par là, d’année en année, on va continuer à reculer et à jeter le discrédit sur les enseignants.
B24 : Est-ce que l’Etat arrive à assurer le minimum, en termes de moyens financiers, pour que les enseignants et tout le personnel puisse avoir tous les moyens à leur disposition pour le travail ?
TT : C’est un élément et voilà pourquoi je disais qu’en posant sérieusement le débat, on se rendra compte que l’Etat, quelque part, a une part de responsabilité, puisque le budget alloué à l’éducation, c’est vrai il n’a pas atteint les 20% tel que recommandé, mais à quelque part, le peu qu’on a, est-ce que c’est bien géré ? Est-ce que l’argent part là ou il devait réellement partir ?
Nous allouons plus de 61% de notre budget de l’éducation à l’éducation de base. Mais quand on analyse les indicateurs par rapport aux autres pays de la sous-région, nous sommes les derniers et cela amène à poser la question de savoir si les ressources qui sont allouées à l’éducation sont bien utilisées ?
Là où on a besoin de l’argent pour développer correctement la qualité, l’accès et l’inclusion à l’école c’est à la base, c’est dans les salles de classes. Mais est ce que les élèves, les enseignants qui travaillent dans ces niveaux arrivent à avoir les moyens qu’il faut pour travailler ? Ce n’est vraiment pas le cas ! Raison pour laquelle la question de financement reste. On n’a pas pu obtenir les 20% mais ce qu’on a déjà obtenu au niveau central n’est pas bien utilisé. Et cela renvoie à la gestion des ressources humaines. Est-ce que les ressources humaines sont bien utilisées ? Est-ce qu’elles sont bien formées ?
B24 : Pouvez-vous répondre à ces questions en même temps ?
TT : Les enseignants ne sont pas bien formés. Même ceux qui sont aujourd’hui formés dans les ENEP c’est avec le système modulaire. Certains directeurs généraux ont reconnu qu’il y a problème. Là-bas, l’essentiel de la formation doit être assuré par l’élève-maitre lui-même et nous constatons que les élèves-maîtres eux-mêmes, beaucoup n’ont pas le niveau pour pouvoir lire aisément un document, l’analyser, essayer de voir à l’intérieur quels sont les éléments les plus intéressants qu’ils peuvent retenir.
Ils préfèrent apprendre les choses par cœur et vernir déverser, obtenir la note et sortir avec les diplômes. Et maintenant sur le terrain, ils sont également dans une situation comme laissés à eux-mêmes puisque les conseillers pédagogiques restent sur place. Il est conseiller pédagogique itinérant ! Il est dit itinérant parce qu’il ne doit pas rester sur place. Mais il est là, sédentaire ! Alors que son rôle, c’est de tourner dans les écoles. Il doit assister les enseignants et c’est de cette façon que les conseillers verront où se trouvent les difficultés des enseignants pour proposer des thèmes pour des recyclages.
Ce sont des choses qui ne se font pas. L’inspecteur, chef des circonscriptions doit s’assurer de la bonne marche de l’école. Il doit être dans les écoles pour échanger avec le directeur, avec l’équipe enseignante pour s’assurer que tout se passe bien. Mais l’inspecteur, tant qu’il n’y a pas un examen, il est dans son bureau. Quand vous lui demandez pourquoi ? Il n’a pas les moyens.
Donc une classe où on a 0% (d’admis) cela veut dire que personne n’y va ! Le directeur de l’école qui est là avec l’enseignant qu’est ce qu’il fait pour l’aider ? Est-ce qu’on confie n’importe quelle classe à n’importe quel enseignant ? Non ! L’Etat aussi a également sa part de responsabilité parce que si vous prenez la chaine, du ministre en passant par le secrétaire général, les directeurs régionaux, provinciaux, les chefs de circonscription, les directeurs d’écoles, les enseignants, c’est l’Etat. Est-ce que l’Etat s’assure que sur la chaîne tout fonctionne bien ? C’est un vrai problème qu’il va falloir regarder correctement pour essayer de trouver des solutions à toutes ces faiblesses que nous rencontrons afin d’améliorer nos rendements scolaires.
B24 : Le contenu du programme scolaire, on le traîne depuis des décennies. N’y a-t-il lieu de le renouveler au Burkina ?
TT : Oui ! Mais pour la rénovation des programmes d’enseignement, c’est depuis les années 90-2000 où on parle de la relecture des programmes parce qu’ils sont touffus. Il y a des notions à l’intérieur qu’on ne considère plus comme étant très utiles, il faut les revoir. Il faut aussi que les contenus soient adaptés au contexte et à l’évolution. Aujourd’hui, de quoi nous avons besoin pour pouvoir nous développer, pour pouvoir être en contact avec le monde ? C’est de chercher à avoir l’essentiel et le contenu qui pourra permettre à l’homme d’analyser, de faire des synthèses, de pouvoir anticiper.
On parle de cette réforme. Mais ce qu’on constate, chaque fois il ya des innovations et chacun veut que cette innovation-là soit contenue dans les programmes d’enseignements, dans les curricula. Dons, au lieu d’alléger les curricula d’années en années, on ne fait que les étoffer. On passe le temps à enseigner des choses qui, d’une manière ou une autre pourraient être enseignées à travers une ou deux leçons.
B24 : Pourrait-on avoir un exemple ?
TT : Les thèmes émergents qu’on a aujourd’hui par exemple sur le VIH, sur l’éducation en matière des populations, sur l’hygiène, sur l’instruction civique. Chacun veut que son thème soit enseigné. Mais dans une leçon de lecture, on peut enseigner l’hygiène, on peut enseigner l’instruction civique, on peut enseigner la morale. Ce sont les textes qu’on va proposer en lisant, en analysant, en expliquant que l’enfant va changer de comportement. Dans un seul texte, on peut faire beaucoup de choses, on peut faire de la géographie, on peut faire de l’histoire. Tout ça, c’est possible !
Chacun veut toutes les innovations. Les partenaires qui viennent veulent que leurs programmes soient pris en compte dans les curricula. C’est difficile. Mais quand on regarde, la relecture des programmes s’impose. Puisque quand l’enfant va à l’école, au sortir forcement, il ne doit plus être comme celui qui n’est pas allé à l’école. Il faut reformer le système. Il faut faire en sorte que nous permettions à nos enfants de pouvoir eux-aussi créer, se développer à travers les connaissances qu’ils ont acquises à l’école. Il faut le faire et cela prend en compte la relecture, la refondation des curricula, c’est-à-dire en partant du préscolaire jusqu’à l’enseignement supérieur. Il faut le faire sinon on ne pourra pas se développer.
B24 : De plus en plus, on entend parler de privatisation de l’éducation, d’aucuns parlent même de sa marchandisation. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
TT : On parle de marchandisation de l’éducation car de plus en plus, l’éducation est en train de devenir un secteur marchand. Il y a d’abord la privatisation dans l’éducation, et il y a la privatisation de l’éducation. Au niveau de la privatisation dans l’éducation, vous verrez que les manuels scolaires tels qu’ils se font, l’Etat n’a plus le monopole de le faire. Les imprimeries nationales qui fonctionnaient, qui pouvaient nous permettre d’imprimer des manuels à nous, c’est par appel d’offre. Et ce sont des institutions étrangères qui raflent les marchés et quand les livres sont imprimés, ils reviennent avec beaucoup de fautes, des contextes qui nous sont tout à fait étrangers. Ce n’est pas normal.
La privatisation de l’éducation, c’est des gens qui sont là, qui ouvrent des écoles par ci par là de façon anarchique sans que l’Etat n’ait un droit de regard. Et pourtant, là-dessus, il y a un cahier de charges. Est-ce que le cahier de charges est respecté ? Donc l’éducation est devenue un champ de profit puisque les gens ne cherchent plus à faire en sorte que le volet social de l’éducation soit mis en avant mais au contraire, ils profitent.
Donc on ouvre une école privée, on envoie ses cousins, on cherche des gens de gauche à droite on les met dans les salles de classes sans formation et voilà ! C’est pour chercher de l’argent et l’école devient une boutique. Cela se sent de plus en plus même dans la formation des enseignants.
Au niveau national, nous n’avons que huit (08) écoles publiques de formation des enseignants. Au niveau du privé, on parle de 170 écoles. Si déjà les huit (08) écoles de formation des enseignants ne sont même pas très bien gérées par l’Etat, comment va-t-il faire pour suivre ces écoles privées de formations des enseignants qui poussent partout sur l’ensemble du territoire national ? Voilà pourquoi nous avons déjà commencé à sensibiliser, à parler de la marchandisation de l’éducation jusqu’à ce que nous prenions vraiment conscience de la situation et que chacun travaille à faire en sorte que le droit à l’éducation soit respecté par l’Etat.
Il faut qu’il y ait le maximum d’enseignants bien formés pour que tous les enfants aient la chance d’aller à l’école et si un parent n’envoie pas son enfant à l’école, on a le droit d’appliquer la rigueur de la loi sur lui.
B24 : Plus haut, vous avez parlé de la mauvaise gestion des fonds alloués à l’éducation. De façon concrète, pouvez-vous nous donner des exemples que vos contrôles ont déjà révélés ?
TT : Tout à fait ! Il y a que depuis un certain temps, nous en tant que Coalition nationale, nous effectuons des contrôles citoyens du budget de l’éducation. Au niveau communal, au niveau national, nous en avons fait, en ciblant quelques Directions régionales pour nous assurer que les budgets alloués à l’éducation sont bien gérés. On s’est rendu compte que franchement, ce n’est pas le cas. Par exemple, vous allez au niveau des écoles, les enseignants n’ont pas le minimum pour travailler, les élèves n’en ont pas puisqu’il y a des leçons où il faut du concret. Les écoles n’ont pas ce matériel.
Video – Un cas pratique de mauvaise gestion des fonds dans le secteur de l’éducation
Burkina 24
Il faut des compendiums scientifiques, métriques. Vous allez dans les écoles, il n’y en a pas. Je parlais tout de suite des circonscriptions d’enseignement de base, l’inspecteur de la circonscription de base ne peut pas sortir sur le terrain pour s’assurer de la bonne gestion des écoles de son ressort territorial. Le conseiller pédagogique ne peut pas. Donc, il est assis au niveau de certaines directions centrales, on n’attend que les ateliers et les séminaires et cela joue énormément sur le budget de l’éducation.
Est-ce qu’il ne faut pas les limiter (les ateliers et séminaires) pour que ces ressources aillent où elles devront aller ? Nous avons dit qu’il faut voir fondamentalement la façon de faire les choses et ce n’est pas facile. L’éducation ne peut pas marcher tant que les ressources ne seront pas bien gérées. Je pense que dans l’élaboration des plans d’actions du budget de l’éducation, il faut impliquer la société civile, les acteurs à la base puisque les vraies préoccupations, c’est eux qui les vivent. Si vous intégrez les enseignants et les encadreurs, vous leur demandez ce dont ils ont besoins pour améliorer la qualité de l’éducation, ils vous le diront.
Si vous demandez aux inspecteurs, ils vous diront qu’ils ne veulent pas rester dans leurs circonscriptions. Parce qu’ils considèrent qu’en circonscription, ce sont des problèmes. Ils n’ont pas de budget, ils sont livrés à eux-mêmes et avec les enseignants, ce n’est pas facile puisqu’ils ne peuvent pas résoudre les problèmes. Chacun veut être affecté dans une direction centrale parce qu’il croit que c’est là-bas qu’il y a l’argent. Effectivement, quand il regarde celui qui quitte la circonscription et qui vient à Ouaga, en un an ou trois ans, il roule en voiture. L’autre se dit, bon c’est moi je perds mon temps. On ne cherche pas à analyser, on cherche à être comme l’autre et être comme l’autre c’est aller dans une direction centrale.
Il y a combien de conseillers pédagogiques qui sont chefs de circonscriptions alors qu’on a plein d’inspecteurs dans les bureaux ?
Interview réalisée par Ignace Ismaël NABOLE et Yasmina SANON (Stagiaire)
Burkina 24
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