Affaire « fonds communs » : Ce que suggère la science de la gestion publique
Ousmane Djiguemdé se prononce sur le fonds commun.
Depuis l’intervention, à l’Assemblée nationale, de madame le ministre en charge des finances, le 23 mars 2018, le débat sur les « fonds communs » ou FC a pris des proportions jamais égalées. Il ne s’agit pas pour nous d’apporter du grain à moudre au moulin d’un camp contre un autre, ni d’envenimer les choses.
Notre objectif est de poser la préoccupation avec toute la lucidité, toute l’impartialité et toute l’argumentation requises pour un débat public sain et éclairé sur le système de motivation pécuniaire des agents publics. En la matière, il ne peut y avoir meilleur juge que la science, en l’occurrence celle de la gestion publique ici, pour nous départager. Voyons donc ce que l’on peut en tirer. Mais avant, il y a lieu d’apporter quelques précisions.
Dans une précédente tribune, nous avons essayé un nécessaire recadrage de la « mise à plat » du système des rémunérations pour suggérer plutôt une « mise en relief » des éléments de rémunérations. Cette question est distincte de la préoccupation présente qui a pour objet le système des motivations pécuniaires décriées ces jours-ci. Ceci étant, ce fameux système des FC est né d’un contexte qu’il faudra bien situer dans l’évolution de la gestion des affaires publiques au Burkina Faso.
Un contexte historique favorable à la naissance de la motivation par le procédé dit des « fonds communs » ou FC
On situe la naissance des FC au Burkina Faso autour des premières années des indépendances. Il s’agissait à l’époque de trouver un système de motivation, en termes d’équipement, qui aurait glissé progressivement en motivation pécuniaire, pour stimuler les agents publics à plus d’effort en matière de recouvrement et de sécurisation des recettes publiques. À l’époque, il ne semblait pas exister meilleur autre moyen pour vaincre des obstacles de mobilité ou de moyens matériels nécessaires à l’accomplissement du service public des régies financières, que ces aménagements. En arrière-plan aussi, l’idée de soustraire les agents de la tentation de la corruption se lisait dans la volonté de l’État d’accorder ces privilèges.
Dans la réalité, c’était bien un contexte assez spécifique où les moyens de lutte contre les déperditions de ressources publiques étaient rudimentaires et où la gestion publique n’était pas perfectionnée. La preuve est que le salut de l’État ne résidait que dans la promotion d’une éthique et d’une déontologie professionnelles, enseignées dans les écoles professionnelles, pour se prémunir des dérives, alors qu’elles ont tendance à être ignorées de nos jours. Mieux, malgré le pouvoir de coercition de l’État, la garantie à lui offerte était la bonne foi d’agents publics, encore intègres, moins cupides, croulant moins sous les pressions socioéconomiques que nous connaissons actuellement et davantage disposés à honorer un serment prêté dans le cadre de certains emplois. Dans cette évolution, l’ère de la Révolution démocratique et populaire (RDP) a occupé une place importante dans le freinage des prétentions à une époque où le monde syndical était déjà puissant.
Une glasnost et une pérestroïka imposées avant l’heure par la RDP
Ce qui a poussé à l’avènement de la RDP est bien la gestion gabégique des ressources publiques, les dérives de gouvernance et la faible affirmation de la citoyenneté. La RDP a affiché sa volonté en restaurant la puissance de l’État en matière de prévention et de répression des infractions contre les deniers publics. Son ingéniosité a été poussée jusqu’à des innovations qui ont fait tache d’huile dans la gestion publique moderne. Aussi bien le Burkina Faso que la sous-région Ouest africaine doivent, quelque part, à la révolution d’aout 1983 la paternité des réformes actuelles qui introduisent la transparence et la sincérité dans la gestion de l’État. En effet, en matière de gestion publique, c’est bien par mimétisme, donc normalisation (certification d’expériences implémentées) ou par des mesures coercitives d’institutions financières et non financières supranationales et nationales, que les expériences de modernisation réussies rentrent dans la pratique des gouvernements. La RDP a été une bonne source d’inspiration.
Ce que la RDP a apporté à la gestion publique moderne c’est d’avoir contribué, par les Structures Dirigeantes de l’Exécutif Révolutionnaire (SDER), instituées par décret n°85-108/CNR/PRES du 02 novembre 1985, à renforcer l’implication des citoyens dans l’administration, le contrôle de la gestion et de l’action des structures des ministères. C’est également le fait d’avoir institué la déclaration des biens des gestionnaires publics, copiée par beaucoup de gouvernement dans le monde. C’est enfin la lutte contre la corruption et pour la performance de l’investissement public.
L’obsolescence de l’argument des droits acquis avancé par les bénéficiaires
Aujourd’hui, l’une des avancées majeures de l’État est la tentative de respect d’un principe fondamental de la gestion publique qui veut que l’organisation publique vise l’optimisation des ressources, comme moyen collectif de réponse aux besoins de la population, de justification de l’impôt auprès des contribuables, de maintien d’un cadre d’offre de services requis et d’atteinte des meilleurs résultats économiques et sociaux. Peut-on s’accorder avec les bénéficiaires du FC qu’en s’octroyant presque 3% du budget national en privilèges motivationnels, on reste dans cette exigence de la nouvelle gestion publique ? Non.
Mieux, avec le passage au Budget-programme, le Burkina Faso a adopté une vieille technique budgétaire américaine dit du « Zero-based budgeting » pour budget base zéro (BBZ). C’est une technique de prise de décision qui a pour objectif d’allouer les ressources de manière la plus efficace possible en repensant chaque dépense. Dans cette démarche, aucun droit de motivation n’est acquis à l’avance, puisque toutes les dépenses doivent être justifiées au moindre centime. En d’autres termes, chaque poste budgétaire prend une valeur 0, avant que l’augmentation soit progressivement faite au vu des résultats attendus. La conséquence est de parvenir à la réduction des frais généraux (comme les FC) et la mise en place d’indicateurs de mesures d’un contrôle de gestion efficace.
Pour avoir 55 milliards de FC, soit près de 3% du budget national, dans une telle démarche et dans des conditions où les recouvrements des recettes n’ont même pas atteints les objectifs initiaux, il faut vraiment être un magicien. Donc nos financiers sont des magiciens.
Droits acquis, injustice sociale et « guerre sainte » : un cocktail explosif
La question des fonds communs constitue ni plus ni moins qu’un conflit entre des droits opposés (bénéficiaires et non bénéficiaires), un conflit obscur (dont on n’a pas tous les enjeux) et difficile (parce qu’on ignore les moyens de défense et d’attaque). On a vu tout le blackout que le gouvernement et les syndicats du MINEFID ont posé sur leurs accords. Maintenant qu’il y a un problème d’applicabilité, le recours au peuple est fait sous la forme d’un appel au secours : démarche condamnable !
Nonobstant cette imprudence des gouvernants, la justice ici consiste effectivement à accepter d’avance l’arbitrage, non pas juste, mais un arbitrage tout court. Cette justice consiste aussi en ce que la partie incriminée par le troisième protagoniste de la crise, le peuple, renonce solennellement à soutenir son droit par la force, parce que la paix n’adviendra pas par le droit (acquis) des bénéficiaires, car par ce droit (acquis) c’est la « guerre » qui sera « sainte » car bénie par le peuple.
Sankara n’avait peut-être pas les arguments techniques de l’époque pour supprimer les fonds communs
L’argument le plus usuel pour les défenseurs du FC est que « même Sankara n’avait pas pu supprimer les FC ». Oh que si ! L’idéologie de Sankara présentaient toutes les garanties pour les supprimer parce que pour lui « on ne décide pas de devenir Chef d’État, on décide d’en finir avec telle ou telle autre forme de brimade, de vexation, tel type d’exploitation, de domination » (Rapp, 1986 : 1). Et les Fonds communs constituent bien une forme de vexation et de domination d’une catégorie d’agents publics sur d’autres, par le simple fait qu’ils constituent une sorte d’acte de rupture répétée d’égalité en droits entre eux.
Mieux, un bon gestionnaire public ne supprime pas pour supprimer, au risque d’introduire le chaos (le désordre) dans son organisation. Il en mesurait certainement le risque en l’absence d’arguments techniques et d’outils de gestion efficaces pour y aller. Aujourd’hui, la pression des sociétés civiles et la diminution des capacités de l’État ont entraîné une ouverture de la participation citoyenne à l’action publique, et de fait au contrôle citoyen de cette action publique. Il va s’en dire que cela exige de la transparence, de la sincérité. C’est cela qui a conduit à la naissance d’une opposition farouche à ce type de privilèges, devenus indécents pour le citoyen, qui veille au grain sur le devoir redevabilité des gestionnaires publics.
Une épée de Damoclès de plus en plus dissuasive au Burkina Faso : la redevabilité.
« Plus rien ne sera comme avant ! ». On a peut-être un peu trop tendance à l’oublier, mais l’insurrection populaire a profondément chamboulé la perception de la citoyenneté et introduit des prémisses d’innovations et de transformations de la gestion et des organisations publiques qui invitent à crever tous les abcès sources d’inflammation de notre vivre-ensemble.
De la RDP à ce jour, la gestion publique a gagné en maturité et permet de réduire considérablement les pertes de ressources publiques, du fait des moyens d’évaluation pour la prévention de la corruption, la cartographie des risques de corruption, les outils et plateformes de dénonciation, la grande prévisibilité des risques et des ressources et le renforcement de la surveillance favorisée par des outils comme les systèmes d’information géographique (SIG). Donc, l’argument qui consiste à mettre en avant le risque de corruption est obsolète. Mieux, les outils et moyens de mise en œuvre du pouvoir de coercition de l’État sont perfectionnés pour minimiser les risques et recouvrer les sommes frauduleusement sorties des circuits financiers, s’il y a la volonté politique et l’engagement de la justice.
L’architecture de cette épée est bâtie autour des principales innovations qui font basculer dans l’illégalité les fonds communs et les accords conclus avec le gouvernement et contenues entre autres dans :
- l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui prescrit que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », disposition transposée dans la constitution et plusieurs autres textes nationaux ;
- les articles 2 et 15 de la loi n°051-2015/CNT, portant droit d’accès à l’information publique et aux documents administratifs pour régir un nouveau droit, celui de l’accès à « l’information publique et aux documents administratifs » (article 1) ;
- dans les articles 7, 51, 65, 71 et 80 de la LOLF, soutenus par les articles 2, 7 et 25 de la loi n°008-2013/AN portant code de transparence dans la gestion des finances publiques au Burkina Faso.
Malheureusement, l’épée n’a pas été suffisamment dissuasive pour éviter errements du gouvernement, la polémique sur les FC, et entraîner l’immixtion des citoyens dans la crise.
Voici ce qui fait l’impopularité des FC
Les acteurs politiques eux-mêmes ont régulièrement foulé aux pieds ces normes en procédant à une gestion discriminatoire des questions de motivation des agents publics et des problèmes liés à la gestion des ressources publiques. Exemple : pendant que les accords passés entre certains syndicats (magistrature, finances ou sécurité) et leurs impacts sont restés secrets, d’autres syndicats (éducation) ont vu leurs accords et leurs impacts financiers portés à la connaissance du peuple, par souci de transparence. Pendant qu’il y a la répression pour les uns, la promotion est réservée aux autres dans les dossiers de corruption
L’éveil de la société civile et des citoyens sur les questions de gouvernance et le travail de fond, en termes de pression sociale sur les gouvernants, font du chantier de la redevabilité un projet prometteur, d’une part et creusent la tombe des injustices sociales comme les FC, de l’autre. Les FC ne résistent plus au mur du CCAP, de la BBZ et au front d’antagonismes contre toute idée de rémunération parallèle qui apporte des aménagements substantiels aux privilèges motivationnels quelles que soient leurs natures. C’est pour toutes ces raisons que ces fonds sont impopulaires.
Une chose est sûre, quelle que soit la puissance de la coordination des syndicats du MINEFID, à partir du moment où les FC sont réputés impopulaires, la fin de cette crise tient exclusivement à la seule volonté politique. Cela commence par une glasnost et une perestroïka au sein de l’élite ou purge de toutes les élites indélicates, comme le réclament à cor et à cri le mouvement syndical.
Ousmane DJIGUEMDÉ
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