Etude : L’intégration phonétique/phonologique des emprunts du senar (senufo) au jula
Ceci est une étude réalisée par TRAORÉ Daouda, Chargé de recherche DLLN/INSS/CNRST Ouagadougou, Burkina Faso intitulée « L’intégration phonétique/phonologique des emprunts du senar (senufo) au jula »
Résumé : Cet écrit est une version simplifiée et synthétique d’un des aspects, qu’Il vise à vulgariser et à mettre à la disposition du grand public, d’un de nos articles scientifiques (cf. D. Traoré, 2013). L’objectif de cette étude est de relever les transformations phonétiques et/ou phonologiques subies par les emprunts au jula, imposées par le système de la langue d’accueil qu’est le senar. Pour parvenir à cette fin, nous avons adopté deux techniques d’enquête : l’observation directe et l’interview. Des résultats obtenus, nous retenons que les mots empruntés au jula s’intègrent dans les structures phonétiques/ phonologiques du senar.
Introduction
La domination du jula véhiculaire dans toutes les provinces de l’Ouest du Burkina Faso n’est pas sans conséquences sur les nombreuses langues minoritaires qui y sont parlées. Nombreuses sont en effet ces langues minoritaires qui sont menacées de disparition, du fait de leur abandon progressif au profit du jula véhiculaire qui y a le statut de langue de communication interethnique et langue seconde de la presque totalité des habitants. L’une des communautés linguistiques les plus importantes de cette partie du Burkina Faso constitue le groupe senufo. Les différentes variantes du senufo sont de façon générale très influencées par le jula véhiculaire ; situation consécutive aux rapports historiques entretenus par les locuteurs natifs de ces langues et à l’aire géographique commune qu’ils partagent. Pour la présente étude, en raison des contraintes de circonscription du sujet, nous limitons notre champ de description des faits au senar. Plus spécifiquement, il s’agira du senar parlé dans la commune rurale de Kankalaba, dans la province de la Léraba (Région des Cascades).
Les différentes enquêtes de terrain que nous avons effectuées dans ladite commune nous ont permis d’y mesurer l’ampleur de l’influence du jula véhiculaire, à travers une propension des populations locales à recourir systématiquement aux emprunts au jula véhiculaire. En dehors de leur nombre extrêmement élevé, c’est leur appropriation par les locuteurs du senar qui a surtout retenu notre attention. Ces termes empruntés au jula subissent en effet des modifications pour s’intégrer dans le moule des structures phonétiques et/ou phonologiques de la langue d’accueil. C’est ce constat qui a suscité en nous un intérêt pour le sujet à travers la question suivante : L’intégration des emprunts du senar au jula est-elle gouvernée par une logique explicable par les structures phonétiques/phonologiques du senar ?
Approche méthodologique
La collecte des données pour mener à bien cette étude s’est déroulée au cours des enquêtes de terrain effectuées dans la commune de Kankalaba. Nous y avons adopté deux techniques d’enquêtes : l’interview et l’observation. Un accent particulier a été mis sur la technique d’observation directe qui a consisté à observer les productions langagières des locuteurs du senar dans certaines circonstances de rassemblement comme les marchés, les baptêmes, les funérailles, les causeries de jeunes autour du thé, etc. Les interviews, elles, se sont déroulées en senar.
La définition que nous retenons de la notion de l’emprunt est celle qui la conçoit comme « le processus de l’incorporation du matériel d’une langue L2 dans une langue L1 et les effets que cela entraîne » (K. Dombrowsky-Hahn (1999, p. 1).
Pour la transcription des exemples illustratifs, nous avons opté pour celle orthographique du jula. Nous aurions préféré une transcription phonétique, mais la plupart des organes de presse que nous sollicitons pour la publication de nos documents de vulgarisation ne sont pas familiers aux polices de saisie et de gestion des symboles de l’alphabet phonétique international.
Résultats de l’étude : L’intégration phonologique et/ou phonétique des emprunts
Il s’agit des mots dont l’appropriation par les locuteurs du senar entraine systématiquement un remplacement des phonèmes jula inexistants en senar ou introuvables dans une position donnée, par les phonèmes du senar les plus proches. Ces changements concernent aussi bien les phonèmes consonantiques que les phonèmes vocaliques.
Les phonèmes consonantiques
Le seul phonème du jula que le senar ne possède pas est la fricative glottale sourde /h/. Ainsi, la réalisation des mots jula ayant comme consonne initiale /h/, par les locuteurs du senar, présente deux cas de figures :
(1) [h] se réalise [ʔ]
jula senar
– hɛɛrɛ > ʔɛɛrɛ ‘paix, bonheur, réjouissance’
– hɔɔrɔn > ʔɔɔrɔn ‘héros, noble, digne’
- NB. Il convient de souligner que mis à part les interjections et les emprunts, il est pratiquement impossible de trouver un mot en senar avec pour initiale l’occlusive glottale /ʔ/.
(2) [h] se réalise [y]
jula senar
– hakili > yakiri ‘esprit, intelligence’
– hakɛ > yakɛ ‘tort, péché, faute’
Dans les mots du senar empruntés au jula, /g/ apparaissant entre voyelles basses et brèves, est systématiquement réalisé /ʔ/. Cela s’explique par le fait qu’en senar, /ʔ/ se rencontre généralement entre voyelles basses et forcément brèves.
(3) [g] se réalise [ʔ]
jula senar
– baga > baʔa ‘bouillie’
– fanga > fanʔan ‘force, pouvoir’
– sɛgɛrɛ > sɛʔɛrɛ ‘témoin, rejoindre’
– wagati > waʔati ‘moment, période’
– bagabaga > baʔabaʔa ‘intimider, effrayer quelqu’un’
Dans les composés d’origine senar, on observe une mutation de la consonne initiale du deuxième segment des noms composés, lorsqu’elle est sourde et que le premier segment comporte un élément nasal (voyelle finale nasalisée). Le contact direct entre la voyelle nasale et la consonne initiale entraine par assimilation la sonorisation de la consonne sourde.
Les locuteurs du senar soumettent systématiquement les composés empruntés au jula à cette règle de sonorisation.
(4) [c] se réalise [j]
jula senar
– cɛman – cɛ > cɛmanjɛ
centre+post centre
‘milieu, centre’
– numun – cɛ > numunjɛ
forgeron homme
‘forgeron’
(5) [k] se réalise [g]
jula senar
– nan – kɔ > nangɔ
sauce marigot
‘jardin potager’
– kun – ko > kungo
tête chose
‘problème, ennui’
(6) [f] se réalise [v]
jula senar
– kun – fin > kunvin
tête noire
‘analphabète, ignorant’
– kalan – fa > kalanva
apprentissage père
‘enseignant’
(7) [s] se réalise [z]
jula senar
– numun – so-ba > numunzoba
forgeron village gros
‘le gros village des forgerons’
– buran – sɛnɛn > branzɛnɛn
beau/belle culture
‘culture dans le champs du beau-père’
La structure syllabique ordinaire du senar est CV (consonne+voyelle). Il existe cependant en jula véhiculaire du Burkina Faso trois mots avec des consonnes prénasaliseés dont deux sont totalement intégrés en senar. Il s’agit de nga ‘mais’ et de nbaa (réponse masculine à une salutation). Si le second mot (nbaa) est adopté par les hommes senufo de Kankalaba avec la prénasale qui cependant s’assimile au point d’articulation de la consonne qu’elle précède (mbaa), le premier, quant à lui, perd sa prénasale qui s’efface tout simplement.
(8) [nb] se réalise [mb]
Le seul exemple relevé est le suivant :
jula senar
– nbaa > mbaa
(9) [NC] se réalise [C]
Là également nous avons relevé un seul exemple :
jula senar
– nga > ga
En jula [gw] à l’initiale des mots peut être prononcé [g] ou [gb]. Les mots pour lesquels cette alternance est possible en jula et qui sont employés en senar comme emprunts, sont strictement soumis à l’emploi du phonème labiovélaire /gb/ qui se substitue à [gw].
(10) [gw] se réalise [gb]
jula senar
– gwabugu > gbabugu ‘cuisine’
– gwɛlɛya > gbɛlɛya ‘difficulté, dureté, problème’
– gwata > gbata ‘hangar’
- Les phonèmes vocaliques
Les systèmes vocaliques du jula et du senar sont similaires à plusieurs égards, en ce sens qu’ils comportent chacun sept phonèmes vocaliques oraux (/i, e, ɛ, u, o, ɔ, a/). Les seules différences entre les deux langues résident au niveau des voyelles nasales et orales longues. Tandis qu’en jula toutes les voyelles orales brèves ont des correspondantes nasales, en senar par contre ‘en’ et ‘on’ sont inexistants au titre des phonèmes vocaliques nasals. En outre, le phonème vocalique long /ee/ du jula n’existe pas en senar. Par conséquent, les changements les plus importants que l’on observe dans les emprunts du senar au jula sont liés aux difficultés de prononciation de ces deux voyelles nasales mi-fermées et de la voyelle longue /ee/. Ainsi :
(11) en se réalise e
jula senar
– kelen > kele ‘un’
– kelen > kele ‘déjà’
(12) on se réalise o
jula senar
– poron > poro ‘saisir violemment’
– son > so ‘rouille’
(13) ee se réalise e
A ce niveau nous n’avons relevé qu’un seul exemple :
jula senar
– yeelen > yele ‘lueur, lumière’
Dans une séquence dissyllabique ou trisyllabique consonne + voyelle, avec la deuxième ou troisième consonne correspondant à ‘r’, la deuxième ou troisième voyelle s’efface lorsqu’elle est une voyelle fermée. Les emprunts au jula n’échappent pas non plus à cette loi d’économie des locuteurs du senar.
(14) [CVrV] se réalise [CVr]
jula senar
– bari > bar ‘surprendre’
– duuru > duur ‘cinq, vingt-cinq francs’
(15) [CVCVrV] se réalise [CVCVr]
jula senar
– sabari > sabar ‘pardonner, se calmer…’
– misiri > misir ‘mosquée’
(16) [CVrVCV] se réalise [CVrCV]
jula senar
– kɔrɔtɔ > kɔrtɔ ‘s’impatienter, se hâter…’
– baraji > barji ‘grâce, bénédiction, bénir…’
Conclusion
A travers cette étude, nous avons analysé les mécanismes linguistiques du processus d’intégration des emprunts du senar au jula, au niveau phonologique (et/ou phonétique). On note que cette intégration se caractérise par le mécanisme de substitution, c’est-à-dire le remplacement des phonèmes inexistants en senar par des phonèmes plus proches. On note également l’effet de la règle de sonorisation sur les consonnes sourdes des emprunts au jula, lorsque celles-ci sont dans un environnement nasal immédiatement précédent. Dans leur réalisation par les locuteurs du senar, certains emprunts subissent en outre des modifications pour s’adapter aux différentes structures syllabiques du senar.
Références bibliographiques
Dombrowsky-Hahn K. (1999), Phénomènes de contact entre les langues minyanka et bambara (Sud du Mali), Köln, Rüdiger Köppe Verlag.
Traoré Daouda (2013), Les emprunts du senar au jula : essai d’analyse linguistique, Revue Ivoirienne des Sciences du Langage et de la Communication 1 (7), Pp. 111-125. Disponible en ligne sous http://www.rislc.org/.
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