Ibrahim Toé dit Bourè de Biba, l’os le plus dur de la lutte traditionnelle des années 1990
Ibrahim Toé ou « Bourè de Biba ». C’est une figure emblématique de la lutte traditionnelle des années 90. Il a marqué d’une pierre blanche l’histoire de cette discipline culturelle en pays San et au-delà. C’est l’os le plus dur de la lutte, selon Athanase Moussiané, le Taureau du Nayala. C’est un lutteur qui ne donne pas trois minutes de répit à l’adversaire dans l’arène. À l’âge de 16 ans, il pesait 85 kilogrammes. Il refusait de se soumettre face à des doyens d’âge. Dans cet entretien sur Burkina 24, depuis Biba dans la province du Nayala en janvier 2024, l’ancienne gloire de la lutte traditionnelle, Ibrahim Toé, revient sur ses années de triomphe et donne sa lecture sur la discipline, les acteurs actuels de la lutte… Bref ! Lisez.
Burkina 24 : Quand et comment a commencé votre carrière en tant que lutteur ?
Ibrahim Toé : Ma lutte a commencé en 1992. À notre époque, la lutte en pays San commence dans le pâturage, derrière les animaux entre bergers. Par exemple, les jeunes garçons de notre quartier peuvent aller croiser ceux d’autres quartiers. Souvent, on abandonne les animaux pour lutter pendant des heures. C’est de là qu’on voit les pépites de la lutte grandir.
Après cela, c’est la lutte nocturne. C’est lors des luttes nocturnes que les lutteurs du village se démarquent. La suite, on sort pour aller affronter des villages voisins comme Toma, Goin, Tô, Lâ, etc. On identifie les champions. Par exemple, un tel jeune n’a pas été terrassé cette année. Et il est adulé pour ses performances. Après quoi, on l’attend maintenant dans les arènes des luttes du nouveau mil appelé Oudizon pour confirmer le bien qu’on dit de lui.
Toi qui t’es démarqué, tes camarades des autres villages qui ont eu des exploits lors des luttes nocturnes sont automatiquement tes adversaires. Donc il te revient de les défier. À notre époque, nos adversaires étaient de Nion, Sawa, Zouma, etc. C’est par la suite que la fédération de lutte sélectionne les champions pour participer aux compétitions en provinces et à l’extérieur.
Burkina 24 : Qu’est-ce qui a favorisé votre ascension dans la lutte à l’époque ?
Ibrahim Toé : Dans chaque chose, il y a la chance. Ma gloire a commencé en 1992 à Yako. C’était l’époque des lutteurs comme Pierre de Gossina, Boureima de Kadi, Adama de Goin. Mais eux, ils étaient mes grands frères.
Dès le début de ma carrière, j’avais un poids de 85 Kilogrammes. C’était à l’âge de 16 ans. J’avais la forme. On m’a mis directement dans la catégorie des poids lourds. Zanté Issa, Sama Noufou, Moussa de Téri, etc. étaient tous mes grands frères mais à cause de mon poids, on nous a mis dans la même catégorie.
En 1992 à Yako, j’ai terrassé des champions pour m’imposer. Il y avait un Moaga appelé Kassongo Hamidou, lui et Lawapan de Pankélé, s’il se rencontrent, il faut savoir que c’est deux lutteurs qui s’affrontent. En son temps dans notre zone, il n’est pas donné qu’on puisse terrasser Lawapan. Mais ce jour, le ‘Mossi’ a terrassé Lawapan. Il fallait coute que coute laver l’affront.
Et ce jour, j’ai terrassé le monsieur et cela surpris tout le monde. C’était mon premier jour de combat dans les combats de haut niveau et je suis devenu 1er. J’ai remporté la coupe. C’est le début réel de ma carrière. Après cette compétition, je suis parti à Bobo pour la SNC et j’ai été plusieurs fois champion.
J’ai fait 6 ans d’affilée, je remportais la coupe, personne ne me terrassait. C’est la 7e année qui a coïncidé avec l’avènement de Athanasse Moussiané. C’est mon petit frère, certes. On s’affrontait et la victoire était alternée.
Burkina 24 : Comment vous êtes accueilli en son temps après avoir remporté une victoire ?
En son temps, si moi je remporte le combat, à l’arrivée au village, mes papas, mes mamans, mes grands frères, tout le monde sort avec les griots pour venir nous accueillir à l’entrée du village. On danse jusqu’à dans ma cour. C’était une grande joie.
Burkina 24 : Pouvez-vous nous parler de ces lutteurs qui étaient vos adversaires ?
Ibrahim Toé : Un lutteur dans sa carrière, il y a de ces gens, même si tu arrives à les terrasser tu reconnais au moins qu’ils sont de bons lutteurs. Celui qui pouvait me tenir tête trois minutes dans l’arène, c’était Athanase Moussiané. J’ai terrassé Athanase trois fois et il m’a terrassé une seule fois.
Une année, j’ai eu une entorse aux bras, son petit frère Herman Koané aussi m’a terrassé la même année. Sinon le seul lutteur qui m’a terrassé, selon les normes de la lutte, c’est Athanase. Il y a un ‘Mossi’ du nom de Bazongo Hyppolite qui m’a terrassé une année. Avant les salutations d’usage, il m’a ramassé en même temps et m’a terrassé. Mais comme en son temps ce n’était pas élimination directe, on s’est retrouvé les deux à la finale et je l’ai terrassé. Il n’avait pas une bonne méthode de lutte mais je l’ai remboursé le même jour à la finale.
Burkina 24 : Qu’est-ce que ça fait au champion de perdre face à sa communauté en son temps ?
Ibrahim Toé : Si tu échoues dans ce qui te tient à cœur, c’est de la désolation. Si on terrasse un champion dans son village, c’est un affront. Pour le champion lui-même, ça vaut mieux que la colère des habitants, de ses supporters. Ce jour, même les femmes sont tentées de le défier.
Un lutteur en son temps est adulé par tout le village. Personne ne veut qu’on te terrasse. Moi, j’ai été terrassé une fois à Biba, par Yala Koro de Nion. Ce jour, si tu adresses la parole à un habitant de Biba, il peut te répondre par une gifle. C’était une grande humiliation pour tout Biba.
En son temps, il n’y avait que Adama Toé, un de mes petits frères qui pouvait prendre ma revanche. Nous n’étions pas assez nombreux. C’est ce dernier qui a terrassé Yala Koro le jour où il m’a terrassé. Il l’a soulevé montrer à tout le monde avant de le terrasser pour laver l’honneur de tout Biba.
Burkina 24 : Quel avantage économique bénéficiait le lutteur ?
Ibrahim Toé : À notre époque, comme j’étais un analphabète, on ne savait pas ce qui nous revenait de droit. C’était une passion pour nous, on part s’amuser, après si tu gagnes ce qu’on te donne, tu prends sans commentaire. Sinon en son temps, il n’y avait rien dans la lutte. On a été à Dakar une année, j’ai été deuxième.
Les Sénégalais accordaient des grands prix aux champions de lutte. On m’a remis un gros trophée pour le titre de deuxième. Ce trophée se trouve à Ouagadougou jusqu’à aujourd’hui. Mais en rentrant, c’est une somme de 20 000 F CFA qu’on m’a donnée. Prendre avion en son temps pour aller au Sénégal, gagner une compétition et revenir, on te remet 20 000 FCFA.
Burkina 24 : Vous entrevoyez alors un détournement de vos gains ?
Ibrahim Toé : Bien sûr ! Les 20 000, je ne peux pas dire que c’est le prix de la lutte, ça ressemble plus à de la magouille. En son temps, il n’y avait pas grand-chose dans les compétitions mais il y avait de la magouille dedans.
Burkina 24 : Quels autres prix avez-vous remportés dans la lutte ?
Ibrahim Toé : Le prix de la SNC était de 50 000 F CFA en son temps. J’ai pris ça 3 fois. Une année, j’ai été désigné comme champion national et on m’a appelé à Ouagadougou pour me donner 100 000 F CFA.
C’est la plus grosse somme que j’ai reçue dans la lutte. Dès que je suis arrivé, je suis allé acheter un bœuf à 95 000 FCFA et il me restait 5 000 dans la poche. Lors du Festival de Lutte et de Masques San (LUMASAN), j’ai remporté deux charrues et 40 000 F CFA, des vélos également.
Burkina 24 : La lutte, c’est une question de défiance. Quelle est la période la plus triste de votre carrière de lutteur ?
Ibrahim Toé : C’est le jour où Yala Koro m’a terrassé devant mes parents, mes femmes et enfants plus les supporters, dans mon village à Biba. Alors qu’il n’était même pas mon vrai adversaire. C’était mon ère de gloire, il ne devrait pas me terrasser.
Je voulais le ramasser avec précipitation, et il m’a pris au dépourvu et c’est ma propre force qui m’a projeté au sol. Et dès ce jour, j’ai découvert sa technique et il n’a jamais pu me terrasser. Je l’ai terrassé à chaque fois. C’est cette défaite qui m’a fait mal et ça fait mal à tous les ressortissants de Biba. Jusqu’à aujourd’hui, personne n’a oublié cette défaite.
Burkina 24 : Quelle victoire vous a marqué le plus ?
Ibrahim Toé : C’est la victoire sur le nommé Kassongo Hamidou à Yako. Malgré que c’est un Mossi, il faisait peur à nos champions en son temps. Quand il sort dans l’arène, il y a un vieux qui le suit.
Le vieillard se met au milieu de l’arène et dépose un coq, écrase la tête du coq avec son pied. Il sort une queue et remet à un garçonnet qui va danser et toucher le coq et le coq se relève sous nos yeux.
Ce jour, je l’ai terrassé et nos supporters ont beaucoup dansé. Je l’ai carrément soulevé et frappé contre le sol. Il y a plein de lutteurs du pays Gourounsi aussi, je les ai tous défiés. En son temps, c’est Nion qui était le village des lutteurs.
Il y a des grands lutteurs qui ont devancé Athanase, comme Essai. Il m’a provoqué à Lâ jusqu’à j’ai accepté de lutter contre lui. Ce jour, j’ai terrassé 4 personnes parmi eux et j’ai brisé le bras de l’un jusqu’à deux parties. C’est l’avènement de Athanase qui a changé la donne. C’est lui qui mis a fin à mon règne.
Burkina 24 : Dans la lutte, on parle de potions magiques. Est-ce que vous y croyez ?
Ibrahim Toé : Dans la lutte, il y a le wak, on ne peut pas le nier. Un pauvre peut faire le wak et devenir riche. Mais la lutte, tant que tu n’as pas la technique, même si tu prends le wak ça ne peut pas t’aider. Sinon je dirais que la lutte avant tout c’est un don de Dieu. Si Dieu te donne la technique, si on te donne le wak, ça peut accompagner.
Sinon un vaurien en lutte même s’il fait comment, on va le terrasser avec son wak. Si Dieu te donne la force nécessaire et la technique, toi tu peux avoir le nom dans la lutte. Tu peux ensorceler quelqu’un pour le terrasser un jour mais ça ne fait pas de toi un lutteur. Sinon malgré que je suis habillé comme ça si tu me tentes, tu sauras que je suis un lutteur. Ça, c’est incontesté !
Des adversaires, mauvais perdants, ont dit en son temps que j’étais waké et que j’avais trois pieds dans l’arène, ce qui m’empêchait de tomber vite. Ils ont dit que j’ai pris trop de wak qui m’ont empêché d’avoir des enfants. Mais j’ai eu plus de 20 enfants. 16 sont en vie actuellement.
Burkina 24 : Chaque lutteur avait son griot. Quel rôle joue-t-il dans l’arène ?
Ibrahim Toé : Dans la lutte comme dans l’agriculture, si tu n’as pas de bon griot, ton nom ne peut pas aller loin. À l’époque où je luttais, si mon griot sort dans l’arène pour jouer, on sait automatiquement que je suis là. Car là où je ne pars pas, il ne part pas.
Si tu sors affronter quelqu’un et que tu n’es pas sûr de toi-même, il y a des phrases quand le griot joue au tamtam, tu te surpasses pour affronter la personne. Tes éloges qu’il fait t’encouragent et te galvanisent.
Burkina 24 : Quel est votre regard sur la lutte d’aujourd’hui par rapport à votre époque ?
Ibrahim Toé : A la lumière de ce que moi j’ai vu dans la lutte, je peux dire aujourd’hui que la lutte a perdu de sa substance. Avant, lors de la lutte des fêtes du nouveau mil, le champion doit lutter au moins une dizaine de fois pour confirmer son leadership. Mais aujourd’hui, à peine deux ou trois victoires, la personne se dit champion. Les attributions de champion ne nous convainquent plus. Avant de s’imposer à notre époque, tu auras à beaucoup lutter.
Un autre problème de la lutte d’aujourd’hui, ce sont les arrangements. Quand on était à rivalité avec Athanase à chaque occasion de lutte, c’est nous deux on se retrouve à la finale. Personne ne va suivre l’autre pour négocier la victoire pour se laisser terrasser en contrepartie de l’argent ou de quoi que ce soit. Mais aujourd’hui la victoire même est sous-traitée. Ils s’entendent entre eux pour se partager le gain après. Nous qui connaissons la lutte, on sait que la lutte n’est plus sincère.
Aussi, nous sommes mécontents de la conduite de la lutte aujourd’hui. Les entraineurs et les arbitres ne sont pas souvent des vrais acteurs de la lutte. Il faut mettre les hommes qu’il faut à la place qu’il faut. Normalement ce travail nous revient, anciens lutteurs que nous sommes. Quand deux lutteurs se positionnent dans l’arène, nous savons déjà qui est un bon lutteur de par les gestes.
Souvent avec des règles inventées, ils disqualifient le vrai lutteur au profit de son adversaire. Leur manière de travailler ne nous satisfait pas. Ils travaillent pour eux-mêmes et non pour faire avancer la discipline. C’est des non lutteurs qui ne connaissent rien dans la lutte qui sont devant et c’est le plus grand mal de la lutte et, on en est malheureux.
S’il ne trouve pas d’autres alternatives, ils vont tuer complètement la lutte. Jusque-là, les lutteurs sont laissés à eux-mêmes. Qu’il soit à Yaba, à Biba, à Nion ou ailleurs, la fédération de lutte ne sait même pas ce que le lutteur devient. Le jour où ils ont besoin d’eux, on les attrape juste pour la circonstance sans connaitre ce qu’ils font pour survivre.
Pas d’entrainement ni rien et on veut des résultats. Les Rufin Paré et Dala Jacques avaient formé des équipes où on entrainait des enfants. C’était une très belle initiative qui allait donner de la force à la lutte mais malheureusement ça s’est arrêté à cause des ingérences politiques. Je ne parle pas pour moi aujourd’hui sinon j’ai des enfants qui luttent. Il faut qu’on accompagne la jeune génération si l’on ne veut pas que la discipline tombe.
Burkina 24 : La crise sécuritaire a également mis du bémol dans les activités de lutte, comment vous la vivez ?
Ibrahim Toé : Aujourd’hui, tu vas tourner dans les villages pour trouver un lutteur c’est un problème. C’est le fait qu’on n’arrive pas à tenir les Oudizon et les autres occasions de lutte. Si l’on assiste à la chute de cette discipline qui est notre passion, c’est de l’amertume. C’est dommage !
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Propos recueillis par Akim KY
Burkina 24
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