Le « Théâtre de l’Apaisement » au Burkina Faso : L’art qui guérit les traumatismes des PDI

Face à la crise sécuritaire qui a engendré des milliers de déplacés internes au Burkina Faso, Paul Zoungrana, figure du théâtre burkinabè, a forgé le « Théâtre de l’Apaisement ». À la sortie d’une série d’ateliers concluants dans le Centre-sud du Burkina Faso en mai 2025, le dramaturge révèle comment une expérience personnelle a mené à une fusion innovante de l’art et de la psychologie, qui offre un soutien apaisant aux populations traumatisées. Au-delà de l’aide matérielle, ce programme démontre l’engagement des artistes dans la réponse humanitaire, influençant transversalement la santé mentale, la cohésion sociale et même l’autonomisation économique. Une approche unique qui, malgré les défis, qui prouve la capacité de l’art à panser les blessures d’une nation.
Qui est Paul Zoungrana, l’homme derrière le « Théâtre de l’Apaisement » ?
Figure emblématique du théâtre burkinabè, Paul Zoungrana est un comédien, metteur en scène, dramaturge et auteur. En tant que responsable de l’association Institut de recherche théâtrale du Burkina (IRTB) et président de la Fédération nationale du théâtre au Burkina (FENATHEB), il est unanimement reconnu comme le précurseur du « théâtre de l’apaisement » au Burkina Faso.
Fort d’une riche expérience artistique et marqué personnellement par le traumatisme, il a développé une forme innovante de théâtre thérapeutique visant à soigner les blessures des Personnes Déplacées Internes (PDI). Cette approche unique, basée sur des ateliers menés avec l’implication de psychologues, a été mise en œuvre avec succès dans des zones à forte concentration de PDI.
Paul Zoungrana a formalisé les principes de cette démarche dans son ouvrage intitulé « Pelen-Sik-Kuusem, le théâtre de l’apaisement ». Son expertise et l’originalité de sa méthode l’ont mené à partager son expérience à l’échelle internationale, notamment lors de la conférence « Hlasohled » à Prague en novembre 2024, où il a exposé ses innovations en art social. Son parcours incarne la capacité de l’art à être une réponse concrète et humaine face aux crises les plus profondes.
Burkina 24 : Monsieur Zoungrana, qu’est-ce qui vous a inspiré à créer le concept du « Théâtre de l’Apaisement » ?
Paul Zoungrana : L’idée est venue de façon accidentelle. J’ai personnellement vécu un traumatisme, j’ai subi un braquage et j’étais traumatisé, ce qui m’a fallu de voir un psychologue. Et quand j’ai vu la psychologue, elle m’a fait des exercices qui me semblaient avoir des liens avec le théâtre, alors qu’elle ne fait pas du théâtre. Elle ne voit pas le lien forcément, mais elle m’a fait des exercices que nous on fait au théâtre.
Du coup, ça m’a amené à me questionner quel pouvait être le lien entre le théâtre et la psychologie. Et donc, après les soins sur mon propre traumatisme, j’ai voulu pousser la réflexion plus loin. Et j’ai initié maintenant une recherche entre artistes et psychologues.

Nous sommes repartis nous outiller sur les bases de la psychologie pour comprendre ce que c’est que le traumatisme, le stress, les différents outils qu’on utilise pour réguler le stress, pour bien comprendre ce que c’est. Après, nous avons initié dans la suite de notre recherche un programme de recherche pour déceler ce que nous avons dans l’art, dans le théâtre, dans le conte, dans la musique, dans la peinture et le dessin.
Nous avons découvert beaucoup d’exercices qui sont efficaces en matière de régulation du stress et en matière d’apaisement du traumatisme. Et nous avons créé une sorte de praxis avec les psychologues. C’est-à-dire des discussions pour confronter les deux pratiques. Donc, le théâtre de l’apaisement est une fusion des savoirs artistiques et des savoirs psychologiques.
Burkina 24 : Quel est l’objectif principal de ce programme pour les participants ?
Paul Zoungrana : L’objectif est d’abord d’apaiser la souffrance mentale et de permettre aux participants de retrouver un certain bien-être. C’est un soin. À travers des exercices, le programme permet de recréer l’estime de soi, la confiance de soi, d’apaiser la peur, d’évacuer par la parole, de s’exprimer et de se reconnecter avec son identité.
En fait, nous accompagnons le patient à retrouver des forces pour se remettre debout, pour continuer à aller de l’avant, c’est ce que nous appelons la résilience.
Burkina 24 : Vous avez choisi les populations déplacées internes (PDI) de Gogo pour cette série d’ateliers. Y a-t-il des raisons spécifiques derrière cette sélection, notamment après l’expérience de Réo ?
Paul Zoungrana : En fait, la première expérimentation a eu lieu à Réo, en 2023, avec des personnes déplacées venus de Dassa. À Réo, on était dans l’urgence, on ne savait pas qu’on était en train de fabriquer une forme originale. On était les pieds, les mains, les dents. C’est après, avec le recul, qu’on a vu que ce qu’on est en train de faire est exceptionnel.

C’est une forme qui n’existe pas ailleurs telle que nous la faisons. Elle est assez particulière et elle est propre à notre pays, à notre culture et à nos réalités. Du coup, Gogo, c’est une expérience encore enrichissante de l’expérimentation du théâtre de l’apaisement.
À Gogo, nous avons regroupé des personnes déplacées qui viennent du nord et du centre-nord, des zones encore très difficiles. Nous avons profité de Gogo pour voir comment on peut pousser l’expérience du théâtre de l’apaisement. Ça veut dire que c’est une confirmation de la technicité.
Burkina 24 : Comment les ateliers sont-ils structurés concrètement en durée, fréquence, activités ?
Paul Zoungrana : À Réo, en mars 2023, nous avons mis en place quatre ateliers pour 110 personnes déplacées internes : un atelier théâtre, un atelier chant (à tout public: femmes, hommes, enfants, ndlr), un atelier contes (uniquement pour les femmes), et un atelier de dessin-peinture pour les enfants.
Parce que les enfants n’ont souvent pas les mots pour exprimer leur souffrance mentale, nous passons par les formes, les couleurs, le dessin pour leur permettre d’extérioriser et d’évacuer les blessures internes. Les contes pour les femmes, parce qu’elles supportent l’éducation des enfants, et cette mémoire immatérielle permet de rechercher des paroles fortes pour un soutien psychologique et de les reconnecter avec l’imaginaire et le rêve.

À Gogo, nous avons pris 90 femmes et jeunes filles. Toutes ont été formées. Les séances de théâtre thérapeutique sont animées par un metteur en scène et un psychologue. Nous avons également fait des formations sur des activités génératrices de revenus (AGR) comme la fabrication d’œuvres artisanales (perles, bijoux, sacs à main) et la fabrication de savons liquides et de javels.

Nous avons aussi mis en place un atelier pour former les femmes elles-mêmes au théâtre, pour qu’elles puissent aussi porter la parole et appuyer d’autres personnes. Toutes les femmes ont été formées en entrepreneuriat et dotées d’objets pour lancer leurs petites entreprises individuelles.
Quant à la durée, ce n’est pas juste un spectacle carré qui se joue de 1h à 1h15 et puis c’est fini. Il y a des séances qui peuvent durer 4 heures, il y a des séances qui peuvent durer 2 heures, parce que ça prend en compte les besoins des gens. On fait des jeux, on fait des exercices. Les gens ont envie de parler et quand ils parlent, on prend le temps de les écouter.
Burkina 24 : Concernant les techniques utilisées, quelles approches théâtrales sont privilégiées pour favoriser l’expression et l’apaisement des participants ?
Paul Zoungrana : Le principe n’est pas que la personne fasse du théâtre ou devienne un acteur, mais comment on passe par le théâtre pour la soigner. Comment, en l’amenant à faire des exercices de théâtre, elle libère quelque chose. Comment, en faisant des exercices de théâtre, elle se reconnecte avec son imaginaire, avec quelque chose qui lui donne du réconfort et qui la ramène de l’avant.
Le théâtre a beaucoup d’outils. Il y a la catharsis, mais il y a autre chose. Le théâtre a des exercices, le théâtre a des personnages. Et le fait d’interpréter certains personnages vous crée le recul, vous permet de pouvoir mettre des mots sur des choses que vous n’auriez pas pu. Et le théâtre aussi, c’est un art de sociabilité. Ça veut dire que c’est le groupe qui soutient l’individu.

Le type de représentation du théâtre de l’apaisement n’est pas ouvert au tout public. C’est uniquement des personnes qui ont le même type de traumatisme. Quand on réunit les gens qui ont vécu les mêmes traumatismes, qui se sentent en sécurité, c’est vraiment des lieux protégés. Et par la magie du théâtre, on peut aller à la guérison.
On se rend compte que les gens s’ouvrent facilement aux jeux théâtraux. Parce que c’est quand on retrouve l’enfant qui est encore en nous. Il y a des médiums dans le spectacle, car c’est souvent pluridisciplinaire. Il y a le théâtre, il y a le conte, il y a le chant, il y a la danse. Il y a encore des médiums qui peuvent véhiculer des messages, des messages de réconfort, des messages forts et des messages de cohésion.
Burkina 24 : La pièce « Wa Manaba » est une création forte. Quelle a été l’implication des participantes dans l’élaboration de cette œuvre ?
Paul Zoungrana : La pièce « Wa Manaba » a été créée presque par les femmes déplacées elles-mêmes. Ce sont elles qui ont choisi les thématiques et elles ont accompagné l’écriture, parce que ce n’était pas une écriture individuelle, mais une écriture collective, en langue Mooré.
Elles ont décidé d’appeler le spectacle « Wa Manaba » parce que, comme elles l’ont dit, le théâtre de l’apaisement est venu les réparer, est venu leur apporter du bien. J’ai pu les accompagner, j’ai fait la mise en scène de ce spectacle, mais le contenu venait d’elles.
Burkina 24 : Après la participation aux ateliers, quels changements significatifs avez-vous pu constater chez les participantes, tant sur le plan émotionnel que comportemental ?
Paul Zoungrana : À Réo, au bout de dix séances, les gens commençaient à être bien, retrouvaient le sommeil, retrouvaient l’appétit. Cela nous a confortés dans notre chemin. À Gogo, avant même de commencer, on a d’abord fait passer des tests pour mesurer le niveau du traumatisme des gens et pour comprendre les points touchés (somatique, émotionnel, comportemental, cognitif).
Après avoir appliqué notre théâtre de l’apaisement, nous avons refait les tests, surtout pour les cas les plus critiques, pour mesurer l’évolution. Là, je vous assure que c’est presque miraculeux parce que le test scientifique le prouve.
La même personne vous dit : « Maintenant j’arrive à dormir, maintenant je retrouve l’appétit ». Il y a souvent même des difficultés physiques, qui sont maintenant finies, alors que souvent la personne avait mal au ventre ou mal à la tête et prenait des paracétamols alors que le problème était ailleurs.
Burkina 24 : Comment le programme a-t-il pu influencer la cohésion sociale au sein de la communauté de Gogo ?
Paul Zoungrana : À court terme, le programme a permis de faire cohabiter plusieurs personnes déplacées de villages différents ensemble, le temps d’une représentation. Le théâtre est l’outil le plus puissant de la cohésion. Il n’y a pas de distinction « je suis musulman, je suis chrétien, je suis animiste, » « j’étais ministre, éleveur, cultivateur, » « je suis Peul, Mossi, Gouroussi, Bissa. »
Tout le monde est là, le temps d’une représentation. Nous utilisons même la thématique de la cohésion sociale, comme la parenté à plaisanterie, dans notre travail. Le fait de réunir autant de différentes religions, ethnies, cultures, sexes et classes sociales était déjà une œuvre de cohésion sociale.
L’expérience même du spectacle sur les gens est que les gens font des témoignages à court terme. Par exemple, à Gogo, quelqu’un a montré qu’il avait d’autres dispositions envers une ethnie avant le spectacle, mais qu’après le spectacle, il a compris beaucoup de choses.
Il y a un effet « boule de neige » : les gens viennent et repartent avec des exercices, des connaissances qu’ils partagent dans les villages d’accueil ou avec d’autres PDI qui n’ont pas pu vivre l’expérience. Cela continue à renforcer la cohésion sociale. On a été interviewé une dame chez elle qui avait fait l’atelier perlage et qui, elle-même, a formé sa coépouse dans les perles et elles ont développé une entreprise à deux.
À moyen terme, l’expérience de Réo nous montre que nous sommes toujours en contact avec ces femmes il y a deux ans. Certaines continuent de nous appeler, de nous faire des points, de nous dire comment elles vont, et comment elles-mêmes accompagnent d’autres personnes. C’est un théâtre propre au Burkina, que les Burkinabè comprennent facilement et peuvent s’approprier pour accompagner la santé mentale dans tout le Burkina.
Burkina 24 : La mise en œuvre d’un tel projet en contexte de crise présente sans doute des défis. Pouvez-vous nous parler des principales difficultés rencontrées lors de ces ateliers à Gogo et de la manière dont vous les avez gérées ?
Paul Zoungrana : Le mot « facile » ne s’applique pas. Nous sommes touchés par la souffrance des gens, donc ce n’est pas de la fatigue. Nous savons qu’ils ne sont pas capables de s’en sortir seuls si nous ne les accompagnons pas. Les gens sont différents, viennent d’endroits, d’éducations, de cultures, de religions et de sexes, différents, et il faut tenir compte de tout cela.
Nous allons souvent dans des zones difficiles. C’est d’ailleurs pourquoi nous communiquions peu sur nos actions, pour ne pas mettre en danger la vie des gens et de nos déplacés. Il faut coordonner avec tous les services possibles : l’action sociale, le ministère de la Culture, l’administration locale, et les forces de défense et de sécurité pour assurer la sécurité de l’activité.

Il faut aussi trouver des lieux adaptés, ce qui n’est pas toujours évident. Nous avons même joué dans la salle de mariage de la mairie à cause de la saison pluvieuse. Nous rencontrons des difficultés liées au climat. En saison pluvieuse, certaines zones sont difficiles à atteindre. À Gogo, des femmes venaient de 20, 30 kilomètres sur un vélo.
Enfin, il y a les difficultés financières. Nous avons moins d’accompagnement pour ce type de programme. Il faut pouvoir juguler ces difficultés, car ces personnes ont besoin d’aide à la santé mentale et d’accompagnement pour lancer des activités, ce qui demande des moyens.
Burkina 24 : Comment mesurez-vous le succès ou l’impact du « Théâtre de l’Apaisement » ?
Paul Zoungrana : Comme mentionné, à Gogo, nous avons mis en place des tests psychologiques que nous faisons avant et après les séances. Cela nous permet de mesurer scientifiquement l’évolution du niveau de traumatisme.
Nous essayons aussi de mettre en place des outils de mesurabilité au niveau du spectacle même pour comprendre que ce que nous faisons est scientifique, et que ce n’est pas juste du théâtre qui fait rigoler les gens et leur fait du bien. Ce n’est pas une représentation normale de théâtre au sens classique, c’est une représentation théâtrale qu’on doit considérer comme un soin.
Burkina 24 : Quelles sont les prochaines étapes pour le programme « Théâtre de l’Apaisement » au Burkina Faso ?
Paul Zoungrana : Actuellement, nous voulons lancer une grande campagne pour 5 régions pour essayer d’appuyer 50 000 personnes déplacées internes. Avec au moins 5 ou 10 metteurs en scène qui vont créer beaucoup de spectacles et qui vont essayer d’aller dans les régions.
Burkina 24 : Pour étendre l’action du programme, quel type de soutien est actuellement le plus indispensable ?
Paul Zoungrana : A l’IRTB, nous avons besoin de moyens économiques, de moyens financiers, réellement. Parce qu’on a les personnes qu’il faut. On a aujourd’hui une équipe formée d’artistes, une équipe très compétente. On a des professionnels de la santé mentale avec nous. On a des structures associatives avec nous. Donc, on a le personnel pour le faire. Mais il manque les moyens financiers pour pouvoir aller beaucoup plus loin.
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Akim KY
Burkina 24
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