L’État nettoie, la population salit ? Voyage au cœur d’un échec collectif

Malgré des lois ambitieuses et des milliards investis, Ouagadougou reste prisonnière d’une insalubrité persistante. Entre flaques d’eaux usées stagnantes, montagnes d’ordures et indifférence, notre équipe a suivi une mission de contrôle qui révèle le visage méconnu et inquiétant de l’assainissement dans la capitale burkinabè.
Quand les milliards de l’État semblent se perdre dans les eaux usées de Ouagadougou. La réalité frappe dès le matin du jeudi 31 juillet 2025. Il est 8 h au Secrétariat Permanent pour la Gestion intégrée des Ressources en Eau (SP/GIRE).
Une équipe mixte composée de la Direction Générale de l’Assainissement des Eaux Usées et des Excréta (DGAEUE), de la police de l’eau et de l’environnement, et de la Direction Régionale de l’Eau et de l’Assainissement (DREAE) du Centre, accompagnée par la gendarmerie et la police municipale se prépare pour une mission de contrôle dans la ville. Chaque membre sait que la journée sera longue, et que le terrain révélera des scènes aussi désolantes qu’éloquentes.

En cette fin juillet, les pluies se succèdent sans répit, et l’humidité alourdit l’air de la capitale. L’éternel problème d’écoulement des eaux refait surface à chaque coin de rue. Des odeurs nauséabondes envahissent les ruelles, tandis que toilettes débordantes et amas d’ordures s’accumulent au milieu des habitations. Ici, ce n’est pas seulement la nature qui semble déchaînée : l’homme est devenu le principal agent de pollution.
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La situation atteint son paroxysme à Paglayiri, quartier situé au cœur de Ouagadougou. Nous vous y emmenons. À chaque pas, puanteur, eaux stagnantes, restes de nourriture et eaux de puisards étouffent les concessions. Les eaux de vaisselle et de toilettes rendent la respiration difficile, tandis que des flaques verdâtres s’étalent sur six mètres de large, transformant les rues en véritables pièges pour les passants.
Il est environ 9h lorsque l’équipe fait escale à Paglayiri. Ironie du sort, le nom du quartier signifie « la femme, c’est le foyer », en hommage au rôle protecteur de la femme dans le foyer. Mais ici, l’hygiène familiale semble avoir déserté les lieux, et le contraste entre le nom et la réalité est saisissant.
Pourtant, l’insalubrité est si accablante qu’elle semble contredire ce principe. Comme si la figure protectrice de la femme avait déserté ces foyers.
Partout, il faut retrousser le bas du pantalon pour éviter les eaux stagnantes, sauter par-dessus les flaques verdâtres et s’aventurer avec précaution pour ne pas poser le pied dans ce liquide fétide. Chaque pas devient un défi, un rappel cruel de l’ampleur du problème d’assainissement dans le quartier.

De porte en porte, les agents d’assainissement sillonnent le quartier, interpellent, sensibilisent… et déposent des convocations. La mission se déroule comme un mélange de découvertes surprenantes, de chocs visuels, d’échanges houleux, d’aveux de locataires, d’accusations lancées aux voisins, et d’indignation face à l’état déplorable de certaines cours.
L’équipe s’arrête devant une première maison. Toc, toc, toc. La porte s’ouvre dans un silence pesant. Une dame apparaît, croise le regard de l’équipe, et ne pipe mot. Son indifférence est palpable, comme si la mission ne la concernait pas. Elle s’éloigne, laissant la porte entrouverte, tandis que les membres de l’équipe restent figés, perplexes face à ce mur de désintérêt.

Un peu plus loin, un résident accueille l’équipe avec fierté. Sa cour est impeccablement balayée, et il semble fier de montrer son effort. « Félicitations pour votre entretien impeccable ! », lance Bassina Ouattara, directeur des études, du partenariat et de l’information de l’assainissement, saluant la diligence de l’homme.
Mais le regard de l’équipe est rapidement attiré par une autre scène, à quelques pas : une porte entrouverte révèle un véritable tas d’ordures au pied d’un mur. Sacs plastiques, bouteilles et détritus de toutes sortes forment un monticule impressionnant.
Deux femmes et une fillette observent l’équipe, intriguées. « Pourquoi avoir jeté ça ici, devant votre cour ? », demande Bassina Ouattara, la voix ferme mais posée, alors que le contraste entre les deux cours ne pourrait être plus saisissant.

Les femmes se regardent, un peu gênées, puis l’une d’elles finit par avouer : « C’est nous ! ». Pourtant, elles semblent ignorer la législation sur la gestion des déchets.
En montrant du doigt une simple poubelle en plastique à l’intérieur de la cour, Bassina Ouattara s’étonne : elles avaient été invitées à ramasser les ordures, accompagnées d’une sommation officielle. « On ne veut pas revenir trouver ça », avertit-il, posant ainsi le ton de la sensibilisation sur la salubrité. La mission du jour concerne, en réalité, deux quartiers emblématiques, Paglayiri et Gounghin, champions de la pollution.
Sous un ciel gris menaçant de nouvelles averses, la rue ressemble à une cicatrice de boue. Des flaques larges et troubles reflètent une lumière terne, et les passants les contournent avec précaution, comme sur un champ miné, rappel constant de l’ampleur du défi d’assainissement à Ouagadougou.

Non loin de là, des sillons d’eau ruisselant depuis une cour jusqu’à la rue attirent l’attention de la mission. Les agents n’hésitent pas à pénétrer dans les cours, parfois par effraction, pour évaluer l’état de salubrité, vérifier les eaux stagnantes, les latrines et l’écoulement des puisards. Dans cette cour trahie par l’eau, un puisard débordant laisse couler son excédent directement dans la rue, symbole criant d’un problème systémique.
Une discussion s’engage avec une vieille dame venue accueillir l’équipe. Elle tente d’abord de rejeter la faute sur les locataires, bien qu’elle soit propriétaire et habite la cour avec eux. La courtoisie prime, et pour se faire mieux comprendre, un agent de la police de l’eau adopte la langue nationale mooré. La mission mise ainsi sur une approche de sensibilisation adaptée : l’objectif n’est pas la répression, mais la prise de conscience et l’éducation des habitants.

Thomas Nonguierma, de la Police de l’eau, d’un calme remarquable, prend la parole. Il explique à la vieille dame les dangers des eaux usées sur la santé des enfants et de toute personne exposée : un terrain propice à la prolifération des moustiques et à l’apparition de maladies.
Avec pédagogie, il rappelle aussi que les loyers perçus doivent servir à entretenir les puisards et à assainir les cours, insistant sur la responsabilité de chacun dans le maintien d’un environnement sain.
Le message est passé, mais cela ne suffit pas. Sur place, la police laisse une convocation accompagnée d’explications précises. « Vous devez vider le puisard, assainir et rendre l’endroit propre. Ensuite, prenez des photos de vos actions et présentez-les lors de la convocation », insiste Thomas Nonguierma, soulignant l’importance de preuves tangibles pour garantir le suivi et la responsabilisation.

Sur un chemin boueux, l’équipe de propreté avance avec prudence. Les regards des habitants sont fuyants. Un espace de six mètres à peine sépare deux foyers, inondé de boue et d’eaux usées. Le passage répété des véhicules a creusé de profondes ornières, et pierres et débris jonchent le sol, transformant le chemin en véritable obstacle.
« C’est de leur faute ! », « Non, c’est eux qui n’entretiennent rien ! » Les accusations fusent dans un brouhaha sans fin, chaque voisin se renvoyant la responsabilité comme deux enfants pris en faute.
C’est alors qu’une dame, de la Direction générale de l’environnement et de l’assainissement urbain (DGEUA), prend la parole en mooré. Sa voix est calme mais ferme. Elle explique avec des mots simples l’importance de l’assainissement et les risques pour la santé des enfants, ces êtres si vulnérables.
Un vieil homme tente de se dédouaner, rejetant la faute sur ses voisins. Mais face aux arguments de l’équipe, il finit par admettre les conséquences des eaux usées sur sa famille et tout le voisinage. Le chef de l’équipe, visiblement excédé, comprend que chacun doit assumer sa part de responsabilité. Des convocations sont alors distribuées, afin que tous prennent pleinement conscience de l’ampleur du problème.
Puis, le regard de l’équipe se pose sur une cour voisine, construite au même niveau que la rue. Un trou percé dans le mur, telle une blessure béante, laisse les eaux usées s’écouler directement dans la voie publique.
Comment imaginer qu’une cour soit construite ainsi, avec un passage ouvert pour déverser ses eaux usées dans la rue ? L’acte est non seulement dangereux, mais illégal. L’homme responsable, qui semble pourtant avoir les moyens d’installer un puits perdu, est sommé par l’équipe de réparer les lieux sans délai et de mettre fin à cette pollution manifeste.

Après un long moment de discussion et de persuasion, l’équipe quitte les lieux. Elle avance. Au fur et à mesure, les découvertes sont accablantes. À Ouagadougou, il y a de l’inimaginable en matière d’hygiène. Le quartier de Paglayiri, à l’instar d’autres, en est la preuve qui choque.

L’équipe tombe ensuite sur une cour qui abrite une trentaine de serveuses. La villa, au lieu d’être un lieu de vie, ressemble davantage à une porcherie. L’entrée évoque une véritable scène de crime sanitaire : le portail métallique, usé et rouillé, s’ouvre sur un spectacle désolant.
À l’intérieur, un véritable monticule de détritus mêle sacs plastiques, bouteilles, cartons et autres déchets, donnant l’impression que l’hygiène a déserté ce lieu depuis longtemps.

On distingue des sacs plastiques de toutes les couleurs, bleus, noirs, transparents, débordant de restes, mêlés à des emballages divers, des bouteilles vides et des morceaux de carton. Même une vieille valise éventrée sert de réceptacle à ce chaos. Le sol carrelé cède brusquement la place à un liquide sombre et fétide, jonché de déchets plastiques.
Un couloir longeant la bâtisse s’est transformé en ruisseau d’eaux usées. Au fond, sachets et débris flottent, témoins muets des pratiques dénoncées par les voisins. L’odeur est pestilentielle. C’est dans ce décor désolant que vivent et cuisinent les occupantes, une réalité qui dépasse l’entendement.
Exaspérés, les voisins ne cessent de dénoncer ces pratiques. « Elles font leurs selles dans des sachets et les jettent dans la rue », confie un riverain horrifié. Face à ce spectacle, le gérant de la propriété a été convoqué par l’équipe de contrôle.

Cette opération dépasse largement le cadre d’une simple inspection. Elle constitue la mise en application de la loi n°2023-1248, adoptée en octobre 2023, qui vise à réglementer l’assainissement et à éradiquer les pratiques nuisibles. L’opération est orchestrée par la Direction Générale de l’Assainissement des Eaux Usées et des Excréta (DGAEUE), qui en assure la coordination.
Elle mobilise également la Direction Régionale de l’Eau et de l’Assainissement (DREAE) du Centre, l’Office National de l’Eau et de l’Assainissement (ONEA), la gendarmerie et la police municipale, formant ainsi une équipe multidisciplinaire pour garantir l’efficacité de la mission.

La mission a impliqué plusieurs acteurs. Yé Massassou, de la direction de l’Office national de l’eau et de l’assainissement (ONEA), a insisté sur l’importance de la gestion des eaux usées. D’ailleurs, il a rappelé que l’ONEA subventionne la construction de latrines et de puisards pour accompagner les populations.
Malgré les défis, les autorités burkinabè ont compris l’urgence d’agir. L’État a intensifié ses efforts pour l’assainissement. Le taux d’accès à l’assainissement a progressé de 18% en 2015 à 28,6% en 2024.
Cette dynamique est renforcée par des initiatives comme le projet d’assainissement et de drainage des eaux pluviales et excréta, lancé le 5 avril 2025 par le Premier ministre Rimtalba Jean Emmanuel Ouédraogo à Bobo-Dioulasso.

Plus de 30 milliards de FCFA y ont été mobilisés. En plus, des actions ont été menées, avec la construction de 238 081 latrines familiales et la réalisation de 50 km de réseaux d’assainissement collectif.
Cependant, le chemin est encore long. Le taux d’exécution du budget du secteur n’est en moyenne que de 51,57%, et des disparités régionales importantes persistent, avec un taux d’accès à l’assainissement qui varie de 15,5% à l’Est à 37,3% dans la région du Centre.
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Ces chiffres révèlent que la bataille de l’assainissement ne se joue pas seulement sur le terrain des infrastructures, mais aussi dans les esprits. L’hygiène doit devenir une priorité pour chaque citoyen. Car derrière les flaques et les déchets, se cache un ballet de mauvaises habitudes : ces femmes qui, sans y penser, soulèvent une bassine d’eau sale pour la déverser sur la rue ; ces ménagères qui, après avoir nettoyé leur cuisine, considèrent la voie publique comme une poubelle géante.
Le chemin vers la prise de conscience est encore long. Mais chaque pas, chaque sensibilisation, chaque convocation posée par l’équipe de propreté, est une pierre ajoutée à l’édifice d’une Ouagadougou plus propre. La mission continue, inlassable, face à l’indifférence et à l’insalubrité, avec pour objectif de transformer ces habitudes, un quartier à la fois…
Akim KY
Burkina 24




